AU GRE DES HUMEURS DE LAZARE : cannabis, 6 millions de onsommateurs, que faire ?
Il arrive à la vieille télévision numérique terrestre (TNT) de proposer, à une heure de grande écoute, à ceux des téléspectateurs potentiels qui veulent bien laisser de côté séries, info en continu et sports, une émission de qualité en ce sens que, bien qu’imparfaite, elle a la vertu d’informer les susdits téléspectateurs sur un sujet majeur de société et par conséquent de politique, de les faire réfléchir et, si l’on regarde à plusieurs, de susciter la discussion. Tel fut le cas, à mon avis, d’un documentaire de 90 minutes sobrement intitulé « Cannabis », réalisé notamment par le cinéaste Matthieu Kassovitz et diffusé sur France 5 le mardi 2 avril 2024 à 21 heures.
Le cannabis, et plus largement les drogues, leur consommation, la lutte contre le trafic, l’hypothèse d’une légalisation du seul cannabis : un sujet complexe, brulant, polémique. En 90 minutes, tout ne pouvait être abordé et l’ambition n’était pas de conclure mais il y avait suffisamment de matière et de questionnements pour alimenter la réflexion et le débat.
Le sujet est très complexe.
Les statistiques, évidemment approximatives faute de recensement rigoureux et exhaustif, font froid dans le dos. La France compterait plus de 6 millions de consommateurs habituels de cannabis sous forme d’herbe ou de résine et 600 000 consommateurs de cocaïne. Auxquels il faut ajouter ceux qui consomment de l’héroïne et des drogues de synthèse, ecstasy et autres… On peut qualifier la consommation de drogues interdites, au sens pénal du terme et par conséquent hors tabac et alcool, de fait de société face que la France a choisi de traiter par le moyen unique de la répression. Depuis 1970, la France a criminalisé non seulement le trafic de drogues mais aussi leur consommation qui est pénalement répréhensible. A ceux qui, notamment médecins addictologues, disent que le consommateur sous emprise est avant tout un malade, la loi répond que c’est un délinquant. Or, il apparaît que la lutte contre le trafic, qu’elle soit pratiquée de façon spectaculaire – les opérations ‘Place nette’ mobilisant des centaines de policiers pour se débarrasser de points de deal dans les quartiers, autrement dit au stade de la distribution sur le terrain – ou plus sérieusement par les services de l’Office antistupéfiants et des douanes pour lutter contre le trafic au stade de l’importation et du commerce de gros – ne suffisent pas à enrayer réellement le fonctionnement du marché. En dépit de saisies importantes et d’une consommation qui progresse, les prix restent stables (cf. Le Monde du 3 avril 2024), ce qui témoigne de l’accroissement des flux de drogues en direction de l’Europe et de la France en particulier.
Un sujet brulant
On n’y arrive pas en dépit des efforts consentis pour la lutte contre le trafic alors que les enjeux sont très importants. Ils sont tout à la fois ceux de l’ordre public, de la santé publique, des finances publiques, de l’éducation de nos millennials…Le trafic ne concourt pas seulement à la création de zones de non-droit dans les quartiers et à des règlements de compte qui deviennent des tueries, il coûte cher au titre de la lutte menée pour le contenir et de la non perception de taxes. Il constitue aussi une source de corruption à bas bruit (ports, douanes, police et autres publics).
Un sujet polémique
L’option de légalisation non de toute la panoplie des drogues mais seulement de la consommation de cannabis est périodiquement évoquée mais sans grande conviction. Sur ce point aussi le documentaire diffusé sur France 5 est intéressant. Il montre deux expériences à l’étranger. La première à Amsterdam, de légalisation de la seule consommation dans les célèbres coffee shops. Les Hollandais se sont arrêtés au milieu du gué. Ils ont légalisé la vente de cannabis dans ces établissements sans de préoccuper de l’amont. Cela apparaît bancal et en définitive insatisfaisant. La seconde est l’expérience en cours depuis cinq ans au Canada. Les Canadiens ont légalisé la vente de cannabis de manière très encadrée, dans des établissements dédiés et contrôlés, aux seuls majeurs de 21 ans au moins, tout en prenant en charge la production de la plante et sa transformation en produits destinés à la consommation. Autrement dit toute la chaîne de la production à la consommation de cannabis est sous contrôle des autorités canadiennes qui consacrent une partie des revenus que cette activité rapporte au financement d’actions d’information et de prévention dans les établissements d’éducation.
L’expérience canadienne est intéressante parce qu’elle est celle d’un pays comparable à la France par le nombre de sa population, son style et son niveau de vie. Elle ne suffit certainement pas à clore un débat sur la légalisation de la consommation de cannabis, débat qui, à supposer qu’il soit vraiment lancé un jour en France, devrait rester très polémique. Bien des questions restent posées. La légalisation ne valant que pour le cannabis, quid du trafic des drogues plus dures, des résultats de la lutte contre ce trafic ? Que se passe-t-il à la frontière entre le Canada et les Etats-Unis ? Et bien d’autres questions, en particulier celle de la consommation de cannabis par les jeunes qui reste illégale car ce produit est particulièrement nocif pour le cerveau en développement jusque vers 20-21 ans ainsi que celle de l’évolution de la criminalité touchée dans une de ses sources de revenus. On ne peut pas, mutatis mutandis, ne pas penser à l’évolution de la criminalité aux Etats-Unis après l’abolition de la prohibition de la vente d’alcool.
L’auteur de ces lignes reste perplexe mais il estime que le débat devrait s’ouvrir en France. On ne peut accepter l’impuissance, se contenter d’une politique du tout répressif qui, au mieux, ne conduit qu’à freiner l’emprise du trafic sur le pays, au pire se satisfait d’un déploiement public de moyens à seule fin d’une illusoire manifestation médiatique d’autorité. Où est le courage, affronter le défi dans toute sa complexité pour essayer autre chose que ce qui n’a pas réussi, ou pas suffisamment réussi, ou se cantonner dans une posture d’autorité peu efficace parce que bornée dans son approche ?
La première difficulté à affronter est celle du lancement du débat indispensable à toute inflexion politique. Pour introduire un tel sujet sur des bases saines peut-être faudrait-il commencer par le faire dans le cadre d’une commission de sachants – médecins et autres soignants, magistrats, policiers, douaniers, enseignants… - qui seraient chargés de documenter le problème et de définir les questions essentielles qu’il pose ainsi que les pistes à explorer. Sans conclure. Ensuite, pourquoi pas passer à une étape de démocratie participative avant d’en venir au débat politique proprement dit ? Ce ne sont que des suggestions. L’important est de regarder les choses en face et de débattre enfin démocratiquement d’une voie d’action aussi pertinente et efficace que possible.
Lazare Z