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Philodynamie

4 avril 2024

AU GRE DES HUMEURS DE LAZARE : cannabis, 6 millions de onsommateurs, que faire ?

Il arrive à la vieille télévision numérique terrestre (TNT) de proposer, à une heure de grande écoute, à ceux des téléspectateurs potentiels qui veulent bien laisser de côté séries, info en continu et sports, une émission de qualité en ce sens que, bien qu’imparfaite, elle a la vertu d’informer les susdits téléspectateurs sur un sujet majeur de société et par conséquent de politique, de les faire réfléchir et, si l’on regarde à plusieurs, de susciter la discussion. Tel fut le cas, à mon avis, d’un documentaire de 90 minutes sobrement intitulé « Cannabis », réalisé notamment par le cinéaste Matthieu Kassovitz et diffusé sur France 5 le mardi 2 avril 2024 à 21 heures.

Le cannabis, et plus largement les drogues, leur consommation, la lutte contre le trafic, l’hypothèse d’une légalisation du seul cannabis : un sujet complexe, brulant, polémique. En 90 minutes, tout ne pouvait être abordé et l’ambition n’était pas de conclure mais il y avait suffisamment de matière et de questionnements pour alimenter la réflexion et le débat.

Le sujet est très complexe.

Les statistiques, évidemment approximatives faute de recensement rigoureux et exhaustif, font froid dans le dos. La France compterait plus de 6 millions de consommateurs habituels de cannabis sous forme d’herbe ou de résine et 600 000 consommateurs de cocaïne. Auxquels il faut ajouter ceux qui consomment de l’héroïne et des drogues de synthèse, ecstasy et autres… On peut qualifier la consommation de drogues interdites, au sens pénal du terme et par conséquent hors tabac et alcool, de fait de société face que la France a choisi de traiter par le moyen unique de la répression. Depuis 1970, la France a criminalisé non seulement le trafic de drogues mais aussi leur consommation qui est pénalement répréhensible. A ceux qui, notamment médecins addictologues, disent que le consommateur sous emprise est avant tout un malade, la loi répond que c’est un délinquant. Or, il apparaît que la lutte contre le trafic, qu’elle soit pratiquée de façon spectaculaire – les opérations ‘Place nette’ mobilisant des centaines de policiers pour se débarrasser de points de deal dans les quartiers, autrement dit au stade de la distribution sur le terrain – ou plus sérieusement par les services de l’Office antistupéfiants et des douanes pour lutter contre le trafic au stade de l’importation et du commerce de gros – ne suffisent pas à enrayer réellement le fonctionnement du marché. En dépit de saisies importantes et d’une consommation qui progresse, les prix restent stables (cf. Le Monde du 3 avril 2024), ce qui témoigne de l’accroissement des flux de drogues en direction de l’Europe et de la France en particulier.

Un sujet brulant

On n’y arrive pas en dépit des efforts consentis pour la lutte contre le trafic alors que les enjeux sont très importants. Ils sont tout à la fois ceux de l’ordre public, de la santé publique, des finances publiques, de l’éducation de nos millennials…Le trafic ne concourt pas seulement à la création de zones de non-droit dans les quartiers et à des règlements de compte qui deviennent des tueries, il coûte cher au titre de la lutte menée pour le contenir et de la non perception de taxes. Il constitue aussi une source de corruption à bas bruit (ports, douanes, police et autres publics).

Un sujet polémique

L’option de légalisation non de toute la panoplie des drogues mais seulement de la consommation de cannabis est périodiquement évoquée mais sans grande conviction. Sur ce point aussi le documentaire diffusé sur France 5 est intéressant. Il montre deux expériences à l’étranger. La première à Amsterdam, de légalisation de la seule consommation dans les célèbres coffee shops. Les Hollandais se sont arrêtés au milieu du gué. Ils ont légalisé la vente de cannabis dans ces établissements sans de préoccuper de l’amont. Cela apparaît bancal et en définitive insatisfaisant. La seconde est l’expérience en cours depuis cinq ans au Canada. Les Canadiens ont légalisé la vente de cannabis de manière très encadrée, dans des établissements dédiés et contrôlés, aux seuls majeurs de 21 ans au moins, tout en prenant en charge la production de la plante et sa transformation en produits destinés à la consommation. Autrement dit toute la chaîne de la production à la consommation de cannabis est sous contrôle des autorités canadiennes qui consacrent une partie des revenus que cette activité rapporte au financement d’actions d’information et de prévention dans les établissements d’éducation.

L’expérience canadienne est intéressante parce qu’elle est celle d’un pays comparable à la France par le nombre de sa population, son style et son niveau de vie. Elle ne suffit certainement pas à clore un débat sur la légalisation de la consommation de cannabis, débat qui, à supposer qu’il soit vraiment lancé un jour en France, devrait rester très polémique. Bien des questions restent posées. La légalisation ne valant que pour le cannabis, quid du trafic des drogues plus dures, des résultats de la lutte contre ce trafic ? Que se passe-t-il à la frontière entre le Canada et les Etats-Unis ? Et bien d’autres questions, en particulier celle de la consommation de cannabis par les jeunes qui reste illégale car ce produit est particulièrement nocif pour le cerveau en développement jusque vers 20-21 ans ainsi que celle de l’évolution de la criminalité touchée dans une de ses sources de revenus. On ne peut pas, mutatis mutandis, ne pas penser à l’évolution de la criminalité aux Etats-Unis après l’abolition de la prohibition de la vente d’alcool.

L’auteur de ces lignes reste perplexe mais il estime que le débat devrait s’ouvrir en France. On ne peut accepter l’impuissance, se contenter d’une politique du tout répressif qui, au mieux, ne conduit qu’à freiner l’emprise du trafic sur le pays, au pire se satisfait d’un déploiement public de moyens à seule fin d’une illusoire manifestation médiatique d’autorité. Où est le courage, affronter le défi dans toute sa complexité pour essayer autre chose que ce qui n’a pas réussi, ou pas suffisamment réussi, ou se cantonner dans une posture d’autorité peu efficace parce que bornée dans son approche ?  

La première difficulté à affronter est celle du lancement du débat indispensable à toute inflexion politique. Pour introduire un tel sujet sur des bases saines peut-être faudrait-il commencer par le faire dans le cadre d’une commission de sachants – médecins et autres soignants, magistrats, policiers, douaniers, enseignants… - qui seraient chargés de documenter le problème et de définir les questions essentielles qu’il pose ainsi que les pistes à explorer. Sans conclure. Ensuite, pourquoi pas passer à une étape de démocratie participative avant d’en venir au débat politique proprement dit ? Ce ne sont que des suggestions. L’important est de regarder les choses en face et de débattre enfin démocratiquement d’une voie d’action aussi pertinente et efficace que possible.

Lazare Z

 

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15 décembre 2023

AU GRE DES HUMEURS DE LAZARE : Sur l'exposition Rothko

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La Fondation Louis Vuitton présente dans l’étonnant bâtiment où elle est installée à l’ouest de Paris, en bordure du bois de Boulogne, une grande exposition consacrée au peintre américain Mark Rothko (né Marcus Roskowitz en 1903 à Dvinsk en Russie, mort à New York en 1970). C’est une exposition magnifique par l’abondance et la qualité des œuvres offertes à la vue du public : 115 tableaux illustrant l’évolution artistique de ce peintre majeur. Le public y vient en foule dont l’écoulement y est tant bien que mal canalisé en vagues successives toutes les demi-heures. On ne peut, en première instance, que s’en réjouir.

Oui mais, cher visiteur, si tu es vraiment venu pour voir et t’émouvoir, attend-toi à un cheminement pour le moins laborieux dont, avant même d’entrer dans la première salle d’exposition, les prémices prennent la forme d’un bouchon formé par des visiteurs s’agglutinés devant un texte, imprimé sur un mur, retraçant le parcours du peintre. On n’est pas obligé de préparer, même a minima, une telle visite, n’est-ce pas ? S’informer au dernier moment est bien suffisant pour « faire » une expo.

La bouchon une fois franchi, la salle 1, la première des 11 que comporte l’exposition, présente les œuvres figuratives peintes par Mark Rothko durant la première phase de son parcours artistique, dans les années 1930. Difficile d’approcher les tableaux. La foule est si dense ! Comme souvent il est vrai à l’entrée d’une exposition à succès. C’est un peu plus fluide dans les salles suivantes, surtout à partir de la 3ème, quand la figuration et le bref flirt surréaliste laissent place à l’abstraction. J’emploie ce terme « abstraction » en ayant conscience qu’il est sans doute quelque peu réducteur. Rothko a dit qu’il n’était pas un peintre abstrait et même qu’il ne pouvait y avoir d’abstraction mais capture du souffle de la vie. Quoi qu’il en soit, privé de ses repères familiers, le public circule sans trop stagner. Son intérêt, apprécié à la durée de contemplation, s’amenuise…

Ce qui ne veut pas dire pour autant que l’on puisse voir un tableau à son aise. Les gens passent mais ils – une forte proportion d’entre eux - veulent photographier ce même tableau. Voir, contempler, se laisser captiver par la lumière vibrante de l’œuvre, ce serait bien … si l’on ne vous passait devant sans arrêt. Et pourquoi le plus souvent ? Pour, smartphone tendu à bout de bras devant les yeux, prendre une photo. La foule passe ainsi en grappes effleurant du regard les tableaux ; une personne, puis l’autre prend le tableau en photo… Ce qui importe n’est apparemment pas de voir l’œuvre mais de mettre des images en réserve, des images sans grain, sans épaisseur, sans trace des gestes de l’artiste, des recouvrements, des débordements. Des images numériques à la lumière affadie, la palpitation absente, l’intensité perdue. Et, j’imagine, de les « poster » ensuite, ces reflets émasculés.

Qu’eut-il pensé, lui, Rothko, de l’expérience d’une visite de cette exposition. Lui qui employait, à propos de ces peintures, les termes de « eloquence and poignancy » - que je ne sais comment traduire sinon par : puissance d’évocation et intensité poignante. Comment saisir cette intensité dans ce flux de visiteurs, passagers nonchalants occupés à photographier. Qu’eut-il pensé, lui, Rothko qui écrivit dans ‘La réalité de l’artiste’ : « The artist invites the spectator to take a journey within the realm of the canvas (L’artiste invite le spectateur à entre prendre un voyage dans le champ de la toile) ». Combien de ces visiteurs d’exposition sont-ils de ces spectateurs sensibles, libres de toutes conventions (« If I must place my trust somewhere, I would invest in the psyche of sensitives observers who are free of the conventions of understanding » (Ecrits sur l’Art) ?

On prête à Rothko ces mots : « When a crowd of people looks at a painting, I think of blasphemy. I beleive that a painting can only communicate directly to a rare individual who happens to be in tune with it and the artist (Quand une foule regarde une peinture, ça me fait penser à un blasphème. Je pense qu’un tableau ne peut entrer en communication qu’avec un individu particulier qui se trouve être en phase avec l’œuvre et la comprend) » (Ecrits sur l’Art).

Rien de pire qu’une exposition à succès pour contempler des œuvres d’art… Mais pas d’autre moyen non plus pour y accéder lorsque l’on fait partie du commun du public. Et, encore une fois, cette exposition est exceptionnelle !

Lazare Z

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1 décembre 2023

QU'EST-CE QUI FAIT ART ? 13) Clap de fin, avec Edward Hopper

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Il est temps pour moi de clore cette (trop) longue série de billets sur l’art en revenant à l'image qui m'a servi de signature graphique : le tableau « Excursion into Philosophy » d’Edward Hopper. Celui-ci l'aurait peint en onze jours au cours de l’année 1959. Il avait alors 77 ans. Il ne lui restait plus que quelques années à vivre.

Le livre posé sur le lit serait, ai-je lu à une source oubliée, « Le Banquet » de Platon. Vrai ou faux, peu importe au fond mais j’aime à le croire. Dans ce dialogue que j’ai déjà évoqué dans le billet n°10, la beauté est conçue comme « éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle ». En d'autres termes, le livre serait ouvert à la page où la beauté est hypostasiée en une Idée de la transcendance du Beau en soi émergeant du monde sensible ; les œuvres d'art ne seraient que les ombres projetées sur les murs de la caverne.

Voyez comme le personnage masculin a l’air accablé. Assis sur le bord d’un lit étroit, une sorte de canapé, il est légèrement penché en avant, le regard perdu, replié dans son monde, dans sa solitude, le livre posé – rejeté ? - à sa droite. Il ne prête aucune attention au personnage féminin, allongé derrière lui et qui lui tourne le dos, abandonné au sommeil, les fesses à l'air, dans une position à l'érotisme dégradé. Une muse, son amante ? Etrange, trivial et quelque peu désespérant. Hopper nous suggère une histoire dont il ne nous donne aucun indice d'un possible dénouement. Comme souvent, il donne à voir du réel et de l'imaginaire, du familier et de l'inquiétant. Le peintre apparaît comme absent de son œuvre.

Mais la lumière, jaune, est remarquable. Elle découpe bizarrement deux rectangles sur le sol et sur le mur du fond ; elle irradie aussi à l'extérieur la croupe d'un élément de paysage, haie ou relief d'un champ ? Hopper prétendait n’avoir d’autre ambition que de prendre la lumière du soleil sur un mur. N'est-ce pas, au demeurant, ce qu'il a fait en peignant un autre tableau célébré pour cela : « Sun In An Empty Room » (Soleil dans une chambre vide) ? Une fenêtre, deux rectangles de lumière sur un mur à trois pans ; le sol éclairé lui aussi. Un point de vue improbable. La lumière crée l’espace. La composition est pleinement maîtrisée. Hopper est passé par l’apprentissage rigoureux de l’illustration. Ses tableaux suscitent une fausse impression de facilité ; c'est à peine s'ils suggèrent le pouvoir d’invention de l'artiste à l'œuvre.

Hopper, c'est laisser venir à soi les impressions, les images, les reliefs de sa mémoire, sans préjuger de la beauté ou de la banalité d’un monde dur dont il lui importe de dire la vérité. La mise en scène, épurée et savante à la fois, captive le regard. Non, le mot regard est trop faible, plutôt que le regard sur un objet sensible, c’est l'attention du spectateur, une attention physique et mentale indissociée, qui est retenue. L’œuvre provoque la contemplation et la fait durer comme si le spectateur, aspiré dans le tableau par sa propre sensibilité et peut-être surtout par les échos qu'il fait naître dans sa propre mémoire, dans son vécu et dans ses pensées. Hopper, voyeur impénitent, réussit à faire du spectateur, au moins dans une certaine mesure et durant ce temps de contemplation, le sujet de son tableau.

Et si c'était cela qui fait art ?

Lazare Z (Fin)

Bonus

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Cette œuvre est récente (2017). Je l’ai remarquée dans une exposition organisée par une fondation d’art du sud de la France en 2023. Elle est due à un jeune artiste : Jean Claracq, qui vit et travaille à Marseille. Le carton l’accompagnant faisait un rapprochement avec les anciennes peintures flamandes. Sans doute, mais Hopper qu’elle a évoqué pour moi : la fenêtre laissant apercevoir un décor urbain de banlieue, la mélancolie du personnage, enfin l’ordinateur qui, au XXIème siècle, remplace le livre. Jusqu’à son titre « A View from un Apartment » (je veux croire que l’emploi de l’anglais ne sert pas qu’à mieux vendre). Cette œuvre est, comme celle de Hopper, ambiguë. La présence du livre, ouvert à une page où se trouve représentée une enluminure du Roman de la Rose du XVème siècle, est mystérieuse. A chacun d’apprécier…

28 octobre 2023

QU'EST-CE QUI FAIT ART ? 12) Il n'y a pas d'art en soi

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La question « qu’est-ce qui fait art ? » qui m’occupe depuis longtemps et que je traîne au long cours dans ce blog depuis des mois ne se réduirait-elle pas, en définitive, à un faux problème. Il n’y a pas d’art en soi, intemporel, universel et immuable, pas de critères incontestables de ce qui fait art et de ce qui ne le fait pas.

 

Le mot art est utilisé pour signifier bien des choses différentes, à tort et à travers, sans logique manifeste. Son marché est peu compréhensible hors spéculation et logiques financières. On peut voir dans les expositions à succès des œuvres d’une extrême variété, allant du sublime et au minable, labellisées « art » par leur seule présence dans un temple de la culture. A Paris, les œuvres les plus contemporaines, déroutantes, stimulantes ou décevantes selon les uns ou les autres, qui sont présentées à la Bourse du Commerce – Pinault Collection, voisinent tant avec celles de Beaubourg qu’avec avec l’art classique du Louvre. En cherchant une Idée d’art au sens platonicien, on se fourvoie. C’est excusable - Bergson ne notait-il pas incidemment dans « l’Evolution créatrice » que nous naissons tous platoniciens – à condition ne pas persévérer dans cette philosophie.

 

L’intérêt majeur de l’essai déjà présenté dans le billet précédent (n°11) (‘The Way Beyond « Art »’ traduit en français par ‘Le dépassement de l’« art »’) de l’auteur germano-américain Alexander Dorner est de penser l’art dans un processus évolutif, réduisant son acceptation traditionnelle – l’art du Louvre, celui auquel nous sommes accoutumés allant de l’antiquité grecque au XXème siècle pour faire simple - à un phénomène historiquement et culturellement (essentiellement occidental) situé, correspondant à une étape de ce processus, celle de la pensée rationnelle. D’où les guillemets entre lesquels il place le mot « art ». L’«individu moyen», comme le nomme l’auteur, est désorienté. Il déplore dans le cheminement tardif des arts visuels l'abandon de la perspective « qui lui avait fourni une armature spatiale bien définie, ainsi que la logique narrative qui en est le corollaire ». Il a du mal à admettre la dissolution de la réalité tridimensionnelle. Mais, insiste Dorner, la conception d’un monde à trois dimensions ne fut qu’une expérimentation. A l’époque de l’écriture de l’essai - le milieu du XXème siècle - s’imposait dans les sciences physiques la réalité d’un continuum d’espace-temps quadridimensionnelle. « L’espace était en train de devenir un système compliqué d’espaces aux courbes variées, qui se pénétraient l’un l’autre ». Cela ne pouvait rester sans retentissement sur la création artistique.

 

Les évolutions, transformations, remises en cause se sont succédées en même temps que se transformait notre vision du monde. Dorner distingue dans le processus évolutif des ères auxquelles correspondent des visions de la réalité : l’ère de la mentalité magique que j’ai évoquée dans le billet précédent (n°11), l’ère de la pensée rationnelle et son évolution jusqu’au surréalisme, et depuis lors l’avènement d’une ère nouvelle, construite sur la vision d’une réalité « supra-spatiale des énergies pures » en transformation mutuelle et constante. Dès la période romantique, l’artiste n’adhère plus à l’existence objective d’une vérité immuable et investie d’une forme et d’un contenu déterminés. Il croit plutôt en une force transformatrice d’origine divine qui serait en quête de contenus et de formes toujours renouvelés. En d’autres termes, il essaie de se frayer un chemin plus direct pour rejoindre une conception énergétique du monde. Plus tard le surréalisme fait émerger une nouvelle iconographie et désintègre « les vieux contours et des vieilles couleurs du tableau de perspective. La ligne et la couleur s’émancipent (…) L’œuvre d’art devient une sorte d’hybride : elle demeure le symbole de l’Etre suprême et, par conséquent, de la forme statique ; mais, en même temps, elle tend à exprimer des instincts créateurs encore informes ». Cézanne est pour Dorner le peintre exemplaire de cette hybridation. Il rapporte, en s’appuyant concrètement sur l’exemple du tableau ‘l’Allée des châtaigniers’ que si Cézanne « semblait parfois désireux de restaurer la clarté académique de la géométrie absolue de l’espace et des formes. En pratique il la détruisait, puisqu’il substituait au système tridimentionnel un tout nouveau système de formes abstraites ». Enfin - je saute quelques maillons pour n’être pas trop long – l’art abstrait a ouvert la porte à une réalité nouvelle transcendant toute forme. Il a fait « voler l’espace en éclats » et introduit de la texture, depuis le collage cubiste, détruisant ainsi l’illusion de la surface perspective. « L’art abstrait n’est désormais plus de l’« art », au sens traditionnel du terme, parce qu’il a intégré la vielle polarité de la forme pure et du changement énergétique à la vision pure de la mobilité autonome. L’art abstrait représente véritablement le premier pas vers une interaction nouvelle et beaucoup plus intense entre l’art et la vie ». Dernière citation conclusive : « En ce qui concerne l’esthétique, celle-ci a fait son temps en tant qu’expérience de la forme. Il est tout aussi impossible de poser une norme objective et générale de la beauté qu’il ne l’est de supposer un besoin esthétique invariable ainsi qu’une sensibilité à la qualité, qui s’exprime en des styles infiniment variés mais néanmoins essentiellement équivalents ».

 

Cet essai, parfois brouillon et décousu, peut ne pas convaincre entièrement mais il a l’infini mérite, en sus de décomplexer l’abord de l’art par le profane, en faisant ressortir sa relativité historique et culturelle, de déplacer la façon d’appréhender le problème de ce qu’il est ou n’est pas. Il est moins dans l’œuvre achevée que dans la puissance créatrice dont elle est le produit, moins dans l’aspiration à la beauté qu’elle peut porter ou non que dans la vérité qu’elle atteint. Ce qui importe dans l’œuvre, c’est ce qu’elle exprime. Sans vouloir me répéter, je reprendrai néanmoins une observation déjà faite dans le billet n°10 de cette série au sujet des ‘Peintures noires’ de Goya selon lequel l’objet de l’art n’est plus la beauté mais la tragédie humaine. L’émotion que procurent les corps crucifiés de Bacon ou les couleurs de Rothko n’est pas due à la beauté, quand bien même je reconnais qu’elle participe puissamment, dans d’autres œuvres, du désir qui pousse de lui-même à produire du sens, de la valeur, du nouveau. Ce sont, pour l’essentiel, des forces et énergies participant de l’élan de la vie qui poussent l’artiste à créer.

 

Avec d’étonnants accents bergsoniens, Joseph Conrad disait que l’art séduit une part de nous-mêmes qui ne dépend pas de l’intellect. Bergson, qui pensait que la fonction de l’artiste était notamment de voir ou nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement, a écrit dans « L’évolution créatrice » : « Notre œil aperçoit les traits de l’être vivant mais juxtaposés les uns aux autres et non pas organisés entre eux. L’intention de la vie, le mouvement simple qui court à travers les lignes, qui les lie les unes aux autres et leur donne une signification lui échappe. C’est cette intention que l’artiste vise à ressaisir en se replaçant à l’intérieur de l’objet par une espèce de sympathie, par un effort d’intuition, la barrière que l’espace interpose entre lui et le modèle ». L’art a aussi pour fonction de dire quelque chose de vrai, de nous mettre en contact immédiat avec la réalité.

 

Ce qui ne veut pas dire que toute expression à prétention « artistique » vaille. Même si l’œuvre est sanctifiée par le musée, elle peut être dépourvue d’intérêt. Je récuse le nihilisme artistique courant depuis le XXème siècle. Tout ne se vaut pas. La puissance expressive exige la qualité technique du geste artistique autant que la sensibilité et l’accroissement de la présence accrue au monde, la perception élargie de la réalité, la traduction de l’élan de la vie dans la force créatrice du nouveau.

 

Si je n’erre pas trop, alors il n’y a aucune raison de croire et de craindre que l’Intelligence Artificielle (IA) ne se fasse art. L’IA fonctionnant par interpolation entre ce qui est déjà produit, ne crée pas du nouveau ; elle corrobore de l’existant ; elle est inapte à élargir notre perception, à l’intuition au sens bergsonien. Elle peut en revanche décliner à l’infini du vrai-faux ressemblant, de la belle de la contrefaçon. 

 

Lazare Z (A suivre : clap de fin en vue)

29 septembre 2023

QU'EST-CE QUI FAIT ART ? 11) Une question mal posée ?

 

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La question « qu’est-ce qui fait art ? » me laisse décidément perplexe. Les considérations recueillies ou exprimées dans les billets précédents donnent le tournis. Alors même que l’art alimente un marché en plein essor, que des foules se pressent dans ces nouveaux temples que sont devenus les musées, que l’art s’affiche et se produit dans la rue, qu’il s’inscrit mêmes dans les paysages et au bord des autoroutes, que les artistes ou ceux qui se posent comme tels saisissent tous les médias possibles et imaginables pour s’exprimer sinon pour créer, que l’on prétend même y mêler les algorithmes, cette question n’appelle aucune réponse claire et assurée. Les certitudes auxquelles on s’accrochait s’évanouissent, les repères se perdent.

 

Et si la perplexité venait de la question elle-même ? De la façon de la poser ?

 

Man Ray, interrogé sur le point de savoir si la photographie était un art, répondit que c’était sans intérêt. Pour lui, l’art était devenu un concept démodé.

 

Pour Alexander Dorner aussi. Cet ancien directeur du musée de Hanovre, devenu américain après avoir fui l’Allemagne nazie, l’a proclamé en 1947 : l’art est dépassé. C’est la thèse qu’il livre dans son essai : ‘Le dépassement de l’«art »’ (‘The Way Beyond « Art »’), publié en français aux PUF de Paris Nanterre. Remarquons les guillemets intérieurs entourant le mot ‘art’. C’est évidemment intentionnel. Dès les premières lignes, l’auteur nous prévient : « Quelque agressif que sonne ce titre, il échoue pourtant à rendre toute la profondeur et l’intensité du changement survenu dans notre vision du monde, que cette étude essaie de véhiculer. Il eut été plus approprié de l’intituler : Le Déclin de l’espèce de communication visuelle dénommée « art » et l’origine d’une nouvelle espèce de communication visuelle ».

 

La notion d’art telle qu’elle est comprise depuis des siècles, celle que portent encore ordinairement les magazines à vocation culturelle, les expositions à succès et les conversations de salon, est donc, pour cet auteur, inhérente à une vision du mode. Il ajoute plus loin que cet art-là est un « fait transitoire dans l’histoire de l’humanité ».

 

« Ce que nous appelons Art plonge ses racines dans le monde rationnel » affirme Dorner. Il procède d’une « pensée rationnelle » qui cherche une idée derrière tout changement en apparence incessant dans le monde sensible. On reconnaît là l’influence de l’idéalisme évoquée dans le billet précédent (n°10) de cette suite. L’art entre guillemets repose sur une conception idéalisée et essentialisée de la beauté en soi, dont la Forme exprime la puissance esthétique. La vision du monde qui en rend compte dans l’art visuel est la structuration spatiale en trois dimensions, laquelle trouve son couronnement dans la mise au point de la Perspective à la Renaissance. Cette structuration spatiale, alors même qu’elle procède d’une construction, a fini par nous sembler naturelle – la seule possible même ! La stabilité de forme nous rassure. Citons Dorner : « La beauté et l’art sont censés nous soustraire aux soucis de la vie pratique pour nous transporter dans une sphère de calme désintéressement. L’art est, par conséquent, ce qui confirme l’existence de quelque chose qui se tient au-delà des vicissitudes de l’action ».

 

Les quatre concepts de pensée rationnelle, vision en trois dimensions, beauté et art sont, pour Dorner, inséparables. Mais il considère qu’une telle conception d’un art éternel est erronée. Une ère de la pensée magique a, précédé, soutient-il, celle de la pensée rationnelle. Dans l’ère de la pensée magique, « le concept de beauté y laisse place à quelque chose d’efficace d’un point de vue pragmatique (…) Les dessins des grottes préhistoriques, les sculptures égyptiennes, les temples aztèques sont tous efficacement vivants. Ce sont des objets démoniques ; ils agissent. Ils ont été créés dans l’objectif d’influencer activement le cours de la vie quotidienne ou – ce qui revient au même – d’éviter les changements imprévus ». Une vision qui ne se structurait pas en trois dimensions. Les images ou sculptures combinent des vues frontales et latérales.  Il faut, affirme-t-il, appréhender l’art dans un processus évolutif plus vaste et fondamental. Ce n’est pas seulement une aspiration à la beauté qui pousse l’humanité à créer ; ce sont des « forces et des énergies bien plus profondes ».

 

 

A la vérité, ce que je trouve intéressant dans la thèse de Dorner, au-delà de l’analyse de l’art entre guillemets et de certaines des conclusions qu’il en tire et qui peuvent être discutées, c’est la perspective historique dans laquelle cet auteur a placé l’esthétique. L’art dans son acceptation traditionnelle est conçu comme un phénomène historiquement situé correspondant à une étape de notre évolution. Cette analyse fournit une clé pour comprendre le brouillage de la notion traditionnelle d’art. Un brouillage qui est contemporain d’une profonde transformation de notre vision du monde, de la réalité. Cette transformation n’est pas sans rapport avec, entre autres et sans hiérarchie, les révolutions qu’a connues la science au XXème siècle, le développement exponentiel de la technique dans notre environnement, les guerres mondiales, les génocides, la société de consommation, la mondialisation, etc. Une notion d’art qui, de même la vision du monde qui la supportait, est vouée à être dépassée.

 

A tout le moins, Dorner ouvre une voie suffisamment prometteuse pour m’inciter à faire avec lui, dans un prochain billet, encore un bout de chemin.

 

Lazare Z (A suivre)

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15 septembre 2023

QU'EST-CE QUI FAIT ART ? 10) La Beauté ?

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La plupart de nos contemporains, à tout le moins ceux d’Occident, associent art et beauté. C’est la beauté, une forme de beauté illustrée par les chefs-d’œuvre de l’antiquité classique au XXème siècle, qui ferait art. Cette opinion n’est, de nos jours, il est vrai, pas universellement partagée. Il faudra y revenir.

 

La pensée du beau que nous avons adoptée et qui demeure au cœur de notre culture s’est développée dans la Grèce antique. Elle a atteint son acmé dans la philosophie platonicienne. Socrate recherchait dans le dialogue le Grand Hippias le « Beau tout court », le Beau en soi. Dans le Phédon, Socrate revient sur « le Beau qui n’est rien que beau ». La beauté d’une chose n’est produite par rien d’autre que par la présence du beau. Dans Le Banquet, la beauté est conçue comme « éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement (…), éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle (…) ».

 

C’est en hypostasiant le beau, un beau autoréférent se réfléchissant sur soi, que Platon, selon François Jullien – ‘Cette étrange idée du beau’ Grasset 2010) - a inventé l’absolu. C’est à partir du beau, ajoute-t-il, qu’on a commencé à concevoir la transcendance de l’idée. Le beau réussirait ainsi seul ce que ne peuvent le bien, la sagesse ou la justice, à transformer en idéal le sensible dont il émerge. Pour le dire autrement : c’est à partir du beau que l’on a commencé à concevoir la transcendance de l’idée.

 

L’occident chrétien jusqu’à aujourd’hui a adopté, en l’infléchissant vers le divin, cette métaphysique de la transcendance de l’essence-idée de beau. Chez Plotin, au IIIème siècle, le divin est la source de la beauté. Le Bien et la Beauté de l’âme consistent à se rendre semblable à Dieu parce que c’est de lui que viennent le Beau et la réalité. Selon Marsile Ficin, au XVème siècle, c’est la grâce du visage divin que nous appelons beauté. La perfection est ce qui est idéalement bon et beau. Bien plus tard, l’idéalisme hégélien – ‘Introduction à l’esthétique’ - a repris cet héritage métaphysique en se passant du recours au divin : le beau artistique est conçu comme produit de l’esprit, comme la manifestation phénoménale adéquate au concept.

 

L’idée de beau que nous tenons de l’héritage grec organise un univers harmonieux selon un ordre statique. Baudelaire n’a-t-il pas été jusqu’à statufier la Beauté dans son poème éponyme :

« Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre (…)

« Je trône dans l’azur comme un sphynx incompris ;

« J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;

« Je hais le mouvement qui déplace les lignes ;

« Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris ».

 

Cette beauté est étrangère au contingent, au mouvement, au périssable. Elle accède à l’Etre et, partant, à l’éternité, se coupant d’un devenir, se refermant dans un secret (le sphynx), se purifiant (le cœur de neige) en s’abstrayant du sensible, se figeant dans un absolu de stabilité (je hais le mouvement qui déplace les lignes).

 

Comme cette plénitude est rassurante ! L’idée de beau impose la suprématie de la forme prise dans une conception de l’espace en trois dimensions à laquelle la Renaissance a donné sa plénitude avec la composition picturale en perspective.

 

Associer l’ordre et la beauté, encore Baudelaire dans son « Invitation au voyage » :

« Là, tout n’est qu’ordre et beauté ».

 

La révolution opérée dans les sciences physiques au XXème siècle – la relativité et l’espace-temps d’Einstein, la physique quantique – qui ont invalidé la théorie newtonienne d’un espace absolu - n’a finalement eu que peu d’impact sur la façon dont le grand public se représente la réalité. La prégnance d’une culture, la force de l’habitude.

 

Mais … Mais Baudelaire lui-même, fasciné par une charogne, qui trouvait le beau bizarre, n’est-il pas ambigu dans son ‘Hymne à la Beauté’ ?

« Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme (…)

« Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres (…)

« De tes bijoux l’Horreur n’est pas le moins charmant ».

 

François Jullien, pour sa part, dans l’ouvrage cité plus haut, écarte l’idée d’une universalité de la beauté. Le sinologue qu’il est nous dit que les chinois ne pensent pas en termes d’Etre mais de procès, de qualité mais de capacité. Ils n’ont pas pensé le beau, ne l’ont pas abstrait des choses. On aurait, en simplifiant, d’un côté, en Europe, l’ordre, la stabilité de la Forme-modèle, l’éternité de l’Idée, de l’Etre, de l’autre, en Chine, le processus, le mouvement, l’essor… 

 

Quant à l’esthétique occidentale contemporaine, en s’affranchissant de la matrice de l’idéalisme platonicien et en rejetant la divinité du beau, elle a amorcé un changement d’orientation. De l’Etre immuable à l’attention portée au devenir, au mouvant, à la vie. Picasso disait, en substance, achever un tableau, c’est comme achever un taureau. Est-ce à dire que, dans l’art, l’œuvre est morte et que seule importe la création ? De façon moins imagée et plus explicite, le peintre des « Peintures noires », Goya, aurait dit que l’objet de l’art n’est plus la beauté mais la tragédie humaine.  

 

Qu’est devenue, aujourd’hui, la beauté et, d’ailleurs, l’art contemporain s’en préoccupe-t-il encore ? Faut-il accorder quelque crédit à la formule provocatrice de Barnett Newman selon lequel l’art moderne aurait un désir compulsif de détruire le beau ? Peut-être pas. L’on s’accorderait plutôt, a minima, sur une appréhension relativiste de la beauté, selon l’effet que produit l’œuvre sur le public. Tout autant les corps crucifiés de Bacon que les vierges de Raphaël.

 

Mais si nous perdons la boussole de la beauté, qu’est-ce qui fait art ?

 

Lazare Z (A suivre)

 

1 septembre 2023

QU'EST-CE QUI FAIT ART ? 9) La création ?

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J’ai fait observer dans le billet précédent faisant appel à ChatGPT la retenue de l’intelligence artificielle générative dans son abord de l’art. L’algorithme ne se mouille pas : l’art serait, selon lui, « une forme expression créatrice qui reflète les idées, les émotions et les perceptions d’une personne ou d’un groupe de personnes avec l’intention de stimuler les sens et l’imagination du spectateur ou de l’auditeur ».

 

Poussant un peu le Chatbot GPT ! 🤖, je lui ai demandé ce qu’il entendait par création artistique. Sa réponse est de même farine que la précédente :

 

« Pour moi, la création artistique est un processus par lequel un individu exprime sa vision, ses émotions et ses idées à travers divers médiums tels que la peinture, la sculpture, la musique, la danse, la littérature, etc. C'est une forme d'expression personnelle qui permet à l'artiste de communiquer avec le monde et de partager son point de vue unique. La création artistique peut être inspirée par de nombreuses sources, qu'il s'agisse de la nature, de l'histoire, de la société ou même des expériences personnelles de l'artiste. C'est un moyen puissant de susciter des émotions, de provoquer la réflexion et de stimuler l'imagination ».

 

Admettons. Pourrait-il cependant nous en dire un peu plus sur le processus de création ? Poursuivant l’expérience, je lui ai demandé s’il se considérait comme un créateur artistique. Il m’a répondu : « En tant qu'IA, je ne peux pas me considérer comme un créateur artistique au sens traditionnel du terme. Je suis un programme informatique conçu pour fournir des réponses et des informations basées sur l'apprentissage automatique. Mon objectif principal est d'aider les utilisateurs en répondant à leurs questions et en fournissant des conseils. Cependant, je peux certainement vous aider à explorer et à comprendre le monde de la création artistique en vous fournissant des informations sur différents sujets artistiques et en répondant à vos questions ». Au moins est-ce clair. Jusqu’à présent, le processus de la création échappe à l’intelligence artificielle.

 

Me tournant vers des sources d’information plus traditionnelles, je suis tombé récemment, dans ma médiathèque préférée, sur un ouvrage dont le titre m’a tenté : « Enquête sur les secrets des créateurs » d’Hubert Ripoll (Payot & Rivages 2015).

 

L’auteur est psychologue, professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille. Il a mené une enquête pour essayer de répondre à la question : comment devient-on créateur et pourquoi le reste-t-on ?  A cet effet, il a conduit une série d’entretiens avec un large panel de créateurs socialement reconnus comme tels par leurs pairs dans divers domaines : des artistes bien sûr (Daniel Buren, Enki Bilal, Maxime Le Forestier, Angelin Prejlocaj, Jean-Paul Goude, Didier Lockwood, Fabienne Verdier), des réalisateurs de cinéma (Bertrand Blier, Robert Guédiguian), un écrivain (Patrick Chamoiseau) ainsi que des scientifiques (le biologiste Henri Atlan, le paléoanthropologue Michel Brunet, le chimiste et lauréat du prix Nobel Yves Chauvin, le mathématicien Etienne Ghys, le physicien et lauréat du prix Nobel Albert Fert), un cuisinier (Gérald Passédat), une créatrice de mode (Chantal Thomass) et d’autres. La méthode d’enquête accorde autant d’importance à la dimension affective et sociale qu’aux opérations impliquées dans l’acte de création.

 

Hubert Ripoll s’est tout d’abord intéressé au moteur de la création. Qu’est-ce qui pousse à créer ? Il a trouvé à l’origine un choc émotionnel, survenu le plus souvent dans l’enfance. L’émotion créatrice primitive a suscité, par exemple, un goût pour la narration chez Chamoiseau. Cette émotion primitive n’est toutefois pas suffisante. Il faut la conforter. Le regard bienveillant d’un membre de la famille ou de l’entourage compte. Même encouragée, elle ne conduit pas immédiatement à la création. La dynamique de création passe par une étape de construction. Le créateur en puissance va devoir trouver les ressources de nature à alimenter la flamme de sa création. C’est notamment le cas lorsqu’il fait une rencontre décisive avec une œuvre ou un créateur, une rencontre qui engage le processus dans une direction rationnelle, fixant à la fois le but (« voilà ce que je veux faire ! ») et la projection identitaire (« voilà ce que je veux faire et donc ce que je veux être ! »).

 

Une fois lancée, la dynamique de création semble ne plus connaître de répit. Les grands créateurs créent jusqu’à leur dernier souffle. Selon Otto Rank, dans « L’Art et l’Artiste » (Payot 1930), « … tout ce que l’artiste accomplit grâce à la réussite de son œuvre est, en fait, immortalité (…) en ce sens, le sentiment d’immortalité n’est pas seulement le résultat de la création mais, vraiment, le préalable sur lequel elle repose (…) Pour dire les choses avec plus de précision, je vois la tendance créatrice comme l’instinct de vie mise au service de la volonté individuelle ». L’artiste aurait ainsi le pouvoir de surmonter l’angoisse de la vie dans sa création et, par peur de la mort, serait conduit à rechercher l’immortalité.

 

Hubert Ripoll ne partage pas vraiment ce point de vue. Il y voit davantage la volonté de faire persister socialement l’œuvre, rejoignant ainsi l’analyse de Richard Dawkins dans « Le Gène égoïste » (Odile Jacob 2013), pour lequel « toute l’intelligence, toute la créativité et toute la conception, partout dans l’univers, sont le produit direct ou indirect d’un processus cumulé équivalent à la sélection naturelle darwinienne ». La création est vue comme un processus cumulatif. Hubert Ripoll émet l’hypothèse « que l’acte de création a pour fonction de reproduire l’équilibre associé à l’émotion créatrice, que le créateur s’efforce de reproduire jusqu’à son dernier souffle ». Tout se passe, écrit-il, comme « si le fonctionnement du psychisme reposait sur un processus en boucle dans lequel la création se nourrirait de sa propre activité, engageant un processus cyclique qui s’autoalimente en continu, par nécessité autant que par plaisir. Ainsi, la création est source de plaisir et l’œuvre source accomplie, source de récompense. Un circuit durablement inscrit dans le psychisme, correspondant à un besoin à satisfaire et jouant un rôle activateur de la démarche créatrice ». L’acte créateur, ajoute-t-il, « tient finalement à peu de chose : une émotion créatrice qui, telle une révélation, entre en écho avec une histoire singulière. La recherche de l’équilibre éprouvé lors de cette première fois. Le plaisir ressenti à l’atteindre comme source de récompense. Celle-ci à son tour objet de recherche. Des objectifs jamais tout à fait atteints sur lesquels l’ouvrage est sans cesse remis, entretenu par le désir d’avancer encore et toujours, jusqu’au dernier souffle ».

 

L’enquête met en lumière d’autres aspects complémentaires. La créativité est liée à la prise de risques qu’induit l’innovation. La capacité à se mettre en danger est l’une des qualités majeures du créateur. « Je devais le faire » est sa mantra. Difficulté et douleur de la construction, plaisir de son achèvement. Tout créateur rêve d’être un mutant. Toutefois transgresser par pure volonté de subversion devient un exercice formel.

 

Il faut au créateur endurer pour durer. Le « dur désir de durer » disait Paul Eluard. La persévérance intervient à la fois pour créer – un processus qu’il faut avoir la patience de faire grandir – et pour faire accepter son œuvre dont le statut de création ne résulte que de la reconnaissance sociale. Or, plus une œuvre est transgressive, plus elle produit de rejet. Au moins au début. La confiance en soi est liée à la créativité, associée à l’acceptation de soi. Elle permet l’indépendance de jugement et la prise de risques sans exclure le doute.

 

On observera que cette enquête méthodique ne fait aucunement recours aux notions accoutumées en la matière d’un talent inné ou d’une inspiration d’on ne sait quelle origine. Le talent, ça s’apprend. C’est du moins ce que nous assure la chercheuse en neurosciences Samah Karaki (« Le talent est une fiction » éd. Lattès). Une étude très récente de l’Institut du cerveau rapportée par le journal Le Monde daté du 30 août 2023 montre que le processus créatif est le résultat de mécanismes complexes faisant intervenir des réseaux cérébraux distincts selon que l’on donne de l’importance à l’originalité ou à la pertinence. L’étude souligne l’importance de la motivation dans le processus créatif et aussi la part des mécanismes inconscients. Ce dernier trait disqualifiant, semble-t-il, l’intelligence artificielle dans la mise en œuvre d’un processus créatif.

 

J’observe que les résultats de l’enquête d’Hubert Ripoll semblent donner raison à l’intuition de Bergson pour lequel la création est le propre de l’élan vital.

 

Lazare Z (A suivre)

14 juillet 2023

La NOUVELLE-CALEDONIE 25 ANS APRES L'ACCORD DE NOUMEA : 6) Quelles perspectives institutionnelles ?

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Il y a maintenant dix ans paraissait à la Documentation française un rapport officiel, intitulé « Réflexions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie », fruit d’un travail d’‘experts’ missionnés en Nouvelle-Calédonie par le Gouvernement à la demande du comité des signataires de l’Accord de Nouméa. Au terme de ce travail, qui s’appuyait sur la participation des représentants des mouvements politiques et institutions publiques calédoniennes ainsi que la consultation de personnes  appartenant à différents secteurs de la société calédoniennes, les auteurs, le conseiller d’Etat Jean Courtial et le professeur de droit Ferdinand Mélin-Soucramanien, signataires du rapport, ont présenté des perspectives d’évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie susceptibles d’être proposées au choix des électeurs éligibles à voter lors du scrutin d’autodétermination.

Le débat politique s’étant enlisé depuis lors sur le sujet, les perspectives que ce rapport dessinent restent d’actualité.

Deux d’entre elles consistent, en simplifiant, à s’en tenir à un statut d’autonomie étendue – très étendue pour la seconde - de la Nouvelle-Calédonie.

La première consisterait en une pérennisation du statut actuel qui n’est en l’état que provisoire, le cas échéant modifié à la marge, par exemple par une modification de l’équilibre des compétences entre les provinces d’une part, le congrès et le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie d’autre part, ou encore un transfert supplémentaire de compétences de l’Etat vers le congrès. La seconde impliquerait d’aller aux confins de l’autonomie, sans que ce que la limite soit bien claire sinon que ne resteraient à l’Etat que les pouvoirs régaliens. Il faudrait en tout cas conforter et préciser le statut de la citoyenneté calédonienne, et donc trancher la question du corps électoral propre aux institutions calédoniennes. Dans les deux cas, une révision constitutionnelle s’imposerait.

Les deux autres perspectives sont celles de l’accession à l’indépendance.

La première consisterait en une accession à l’indépendance pure et simple, de la même manière que les colonies d’Afrique ont accédé à l’indépendance, plus récemment Djibouti, les Comores et les Nouvelles-Hébrides. 

La seconde, appelée par les auteurs « indépendance-partenariat », mérite un petit développement. Dans une telle hypothèse, un petit Etat s’associe durablement et étroitement à un Etat plus important sur la scène internationale. Le premier se décharge sur le second de l’exercice de certains de ses pouvoirs d’Etat dans son propre intérêt : le plus souvent en matière de défense (le petit Etat associé n’entretenant pas d’armée), de relations extérieures (le petit Etat associé n’ouvrant qu’un nombre restreint de représentations diplomatiques et consulaires), de monnaie (le petit Etat associé adoptant la monnaie de son partenaire), etc. Le petit Etat associé peut aussi bénéficier de la part de son Etat partenaire d’une assistance administrative et financière.

Mais en tout état de cause, le petit Etat associé est un Etat souverain. Il est le titulaire exclusif de son pouvoir constituant et peut se retirer de l’association si sa population le veut. Il ne consent à son Etat partenaire que des délégations de pouvoirs et non des abandons de pouvoirs. Il s’agit d’un libre choix d’interdépendances.

Ce type de partenariat entre Etats existe déjà sous différentes formes dans le monde : par exemple en Europe entre Monaco et la France ainsi qu’entre le Lichtenstein et la Confédération Helvétique ; dans le Pacifique entre les Etats-Unis et, respectivement, les Iles Marshall, les Etats fédérés de Micronésie et les Palaos ainsi qu’entre la Nouvelle-Zélande et, respectivement, les Iles Cook et Niue.

En matière de nationalité, les Iles Cook et Niue ont choisi de conserver la nationalité néo-zélandaise tout en assurant des droits spécifiques à leurs ressortissants (statut spécifique, droit de circulation, droit d’installation, droits économiques et politiques) tandis que les Etats fédérés de Micronésie, les Iles Marshall et les Palaos ont préféré établir leur propre nationalité tout en conservant un statut privilégié aux Etats-Unis (ils peuvent y travailler et y établir librement leur résidence). Rapporté à la Nouvelle-Calédonie, rien de s’opposerait à ce que tous les calédoniens qui le souhaiteraient puissent conserver la nationalité française…

Tout bien considéré, la différence entre une autonomie étendue et une indépendance assortie d’un partenariat est subtile. Ce que soulignaient les auteurs du rapport mentionné ci-dessus : « Le débat politique, voire le combat, a parfois pu être enfermé dans une logique binaire : pour ou contre l’indépendance. Pourtant, comme toujours lorsqu’il s’agit d’organisations humaines, la réalité est sensiblement plus complexe. L’éventail des solutions revêt davantage la forme d’un nuancier de couleurs plutôt que d’un choix tranché entre noir et blanc ».

Mais ce qui reste de différence étant formée surtout des symboles – le siège à l’ONU, la délivrance de passeport – elle reste clivante. D’autant plus clivante que la méfiance l’emporte dans un climat de surenchères que favorise l’éclatement des camps opposés en fractions politiques nombreuses. Du côté des non-indépendantistes, le changement, a fortiori si le mot d’indépendance est prononcé, apparaît comme un engrenage dangereux ou leur est présenté comme tel ; du côté des indépendantistes, il en est qui ne conçoivent l’indépendance que pure et dure.

Aujourd’hui, l’heure est à la reprise du dialogue puis à retrouver les voies de la négociation en vue d’une sortie de crise consensuelle. Mais peut-être serait-il aussi temps que les représentants politiques cessent de monopoliser le dialogue et que s’invente de nouvelles formes de démocratie participative adaptée, cela va sans dire, à la situation propre de la Nouvelle-Calédonie. En laissant du temps au temps de la décision.   

Lazare Z (Fin)

1 juillet 2023

La NOUVELLE-CALEDONIE 25 ANS APRES L'ACCORD DE NOUMEA : 5) Examiner la situation ainsi créée...

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Dans mon dernier billet sur ce thème, j’indiquais que le document d’orientation de l’Accord de Nouméa avait prévu le cas de figure d’une réponse négative à trois scrutins d’autodétermination successifs :

« La consultation portera sur le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l’accès à un statut international de pleine responsabilité et l’organisation de la citoyenneté en nationalité. Si la réponse des électeurs à ces propositions est négative, le tiers des membres du Congrès pourra provoquer l’organisation d’une nouvelle consultation qui interviendra dans la deuxième année suivant la première consultation. Si la réponse est à nouveau négative, une nouvelle consultation pourra être organisée selon la même procédure et dans les mêmes délais. Si la réponse est encore négative, les partenaires politiques se réuniront pour examiner la situation ainsi créée ».

Nous y sommes. Il appartient donc aux partenaires politiques, concrètement les représentants des indépendantistes, ceux des non indépendantistes et ceux du Gouvernement de la République, d’examiner la situation ainsi créée.

S’il serait imprudent, et surtout déplacé, de prétendre se substituer à eux, il reste loisible à quiconque y porte suffisamment intérêt, de réfléchir à la situation ainsi crée et d’essayer d’imaginer comment surmonter le clivage que les scrutins de 2018, 2020 et 2021 ont dangereusement fait ressurgir et relancer la dynamique positive qu’entretenait l’Accord de Nouméa.

Celui-ci avait pris acte de la nécessité de se laisser le temps nécessaire à la germination d’une communauté de destin des populations déchirées de Nouvelle-Calédonie. Non, vraisemblablement, sans arrière- pensées des signataires, les uns espérant qu’à l’issue de deux décennies leurs partenaires se satisferaient d’une large autonomie dans la République, les autres que cette période constituait la première phase d’un processus aboutissant à l’indépendance. Qu’importe si une telle « ambiguïté créatrice », pour reprendre l’heureuse expression, dans un autre contexte, de l’ancien ministre des affaires étrangères d’Israël Abba Eban, pavait la voie du destin commun.

L’Accord actait une solution négociée, de nature consensuelle ainsi que nous l’avons vu précédemment (billet n°3). Ce fut, je crois, la clef de son succès. Cette conviction m’incite à penser que dans la situation ainsi créée, c’est à retrouver le chemin menant à nouvelle solution transitoire, négociée et de nature consensuelle, pour une nouvelle période de transition, peut-être encore d’une ou deux décennies, qu’il faudrait que les responsable politiques s’attèlent. Peuvent-ils faire leur deuil de l’ambition de construire, en prenant le temps qu’il faut, une réelle communauté de destin. Ce qui supposerait de parvenir à terme de proposer aux citoyens calédoniens appelés à se prononcer sur l’avenir de leur pays non pas un scrutin-couperet clivant mais un projet institutionnel concrétisant le vouloir vivre ensemble que suppose un destin commun. Revenir à la Pacific Way !

Et dans l’immédiat, pour les partenaires politiques, reprendre un réel dialogue sur un projet intermédiaire de renouvellement de l’accord. Il y a tant de sujets laissés en plan : du plus urgent, le contenu et l’étendue de la citoyenneté et donc du corps électoral calédonien, à d’autres non résolus au cours des 25 dernières années comme la complétude du « rééquilibrage », la réalisation des derniers transferts de compétence prévus par l’article 27 de la loi organique en matière d’administration territoriale, de communication audio-visuelle et d’enseignement supérieur l’étendu et les plus symboliques sur le choix du drapeau et du nom du pays. Il est permis de penser que si les calédoniens s’entendent sur le drapeau et le nom du pays, un grand pas vers le destin commun aura été fait.

Mais faut-il limiter l’examen de la situation ainsi créée aux seuls partenaires politiques suivant un schéma jusqu’ici prévalant selon lequel il incombe aux élites politiques de s’entendre sur un projet puis le faire partager avec plus ou moins de succès à leurs troupes et au reste de la population.  Ne faudrait-il pas songer, le moment venu, une fois le dialogue renoué et le temps de la négociation revenu, à sortir de l’entre-soi des politiques et à impliquer plus directement les citoyens calédoniens dans l’imagination de leur destin commun ? En les informant en amont des perspectives d’évolution possible et les mettant en situation d’en discuter. De nouveaux mode de participation démocratique citoyenne ont émergé récemment comme les conventions citoyennes. D’autres, adaptées aux particularités des populations calédoniennes, peuvent être imaginées… D’autant que, en définitive, les perspectives d’évolution ont déjà été envisagées. Le travail, comme on le verra dans le prochain et ultime billet sur le thème le montrera, a déjà été préparé.

Lazare Z (A suivre)

17 juin 2023

La NOUVELLE-CALEDONIE 25 ANS APRES L'ACCORD DE NOUMEA : 4) Au terme d'une période de vingt années...

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« Au terme d’une période de vingt années, le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l’accès à un statut international de pleine responsabilité et l’organisation de la citoyenneté en nationalité seront proposées au vote des populations intéressées.

Leur approbation équivaudrait à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie ».

Ainsi s’achève le Préambule de l’Accord de Nouméa. Le document d’orientation qui le suit reprend l’idée avec une formulation légèrement différente :

« L'Etat reconnaît la vocation de la Nouvelle-Calédonie à bénéficier, à la fin de cette période, d'une complète émancipation ».

En 2018, la période de vingt années étant expirée, un premier référendum sur l’accession à la pleine souveraineté a été organisé. Y ont pris part les « populations intéressées », c’est-à-dire les personnes appartenant au corps électoral restreint composé des mélanésiens et de ceux d’une autre origine mais installés depuis longtemps en Nouvelle-Calédonie ainsi que leurs enfants devenus majeurs. Les électeurs ont répondu « Non », à hauteur de 56,4%, à la question « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? ». Conformément à ce que prévoyait la loi organique transposant l’accord de Nouméa, un deuxième référendum répétant la même question a été soumis en 2020 aux populations intéressées, lesquelles ont confirmé le « Non », quoique moins nettement, à hauteur de 53,7%. Contre l’avis des indépendantistes qui réclamaient un moratoire en raison de la situation sanitaire, un troisième référendum, réitérant la question a été soumis en 2021 aux populations intéressées. Le « Non » l’a emporté massivement mais sur la base d’une participation réduite, les indépendantistes ayant boycotté le scrutin.

Affaire pliée ? Pas si simple !

Certes, une majorité s’est dégagée. Comme naguère en 1987, le scrutin a clivé les populations en camps hostiles sans pouvoir résoudre définitivement la question du statut de la Nouvelle-Calédonie.  

En premier lieu, le vote clairement ethnicisé des trois consultations acte l’échec de donner corps au projet porté par l’Accord de Nouméa de réunir la population de toutes origines dans une « communauté affirmant son destin commun » selon l’expression employée dans son Préambule. Comme en Nouvelle-Calédonie les statistiques font apparaître l’origine ethnique, il est aisé de vérifier que la répartition des « Oui » et des « Non », comme de la participation et du boycott lors du troisième référendum, reflète la division de la population calédonienne. Les Kanak ont très majoritairement voté « Oui » lors des deux premiers référendums et n’ont pas participé au vote lors du troisième scrutin, tandis que les électeurs d’origine européenne ont très majoritairement voté « Non ».

Ce n’est, à vrai dire, pas une surprise. L’échec des forces politiques à s’entendre, comme le prévoyait l’Accord de Nouméa, sur les symboles forts que représentent le drapeau et le nom du pays, préfigurait le clivage résultant de référendums-couperets.

En second lieu, il faut pour bien comprendre la situation, la replacer dans son contexte de décolonisation.

Cela peut paraître étrange aux Français du XXIème siècle. La décolonisation, n’aurait-elle pas été achevée au siècle dernier ?

La Charte des Nations Unies consacre le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Son article 73 énonce que « Les Membres des Nations-Unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes reconnaissent le principe de primauté des habitants de ces territoires » (c’est moi qui souligne). A ce jour, 17 territoires sont inscrits sur la liste des territoires non autonomes, c’est-à-dire à décoloniser, dont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française (et aussi, par exemple : les Bermudes, ils Îles Vierges britanniques et américaines, les Samoa américaines...). Des Résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU traitant de cette question, retenons l’affirmation du principe du droit à la libre détermination à, comme le dit l’Accord de Nouméa, « une complète émancipation » soit par l’accession à l’indépendance, soit par la libre association avec un autre Etat, soit par l’intégration à Etat. L’expression du peuple d’origine, quand il en existe encore un comme en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, est déterminante.

Les signataires de l’Accord de Nouméa étaient d’ailleurs bien conscients de ce que le processus qu’ils créaient s’inscrivaient dans un processus de décolonisation. Aux termes de l’Accord : « La décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie ».

Il reste à mener à son terme ce processus dans un environnement Pacifique compliqué. Le Pacifique dans son ensemble, plus largement la région Indo-Pacifique, est un champ d’enjeux géostratégiques où la France s’appuie sur ses possessions dont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française pour y jouer un rôle de puissance. La perte de ses territoires réduirait ses ambitions. Or, le 30 avril dernier, le parti indépendantiste Tavini en remporté le 2ème tour des élections territoriales en Polynésie française, laissant entendre qu’il avait pour objectif un référendum d’autodétermination à un horizon temporel de dix ou quinze ans.

Reprendre le fil du processus par le dialogue, c’est à quoi s’est attelée la Première ministre qui a reçu séparément les représentants des camps opposés le 11 avril dernier, puis ultérieurement le ministre de l’intérieur et des outre-mer lors d’un déplacement en Nouvelle-Calédonie, en vue de trouver une voie de sortie de ce qui apparaît comme une impasse. L’Accord a prévu l’hypothèse du triple non. Il invite les uns et les autres à « examiner la situation ainsi créée ».

Lazare Z (A suivre)

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