Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Philodynamie
28 octobre 2023

QU'EST-CE QUI FAIT ART ? 12) Il n'y a pas d'art en soi

hopper4

La question « qu’est-ce qui fait art ? » qui m’occupe depuis longtemps et que je traîne au long cours dans ce blog depuis des mois ne se réduirait-elle pas, en définitive, à un faux problème. Il n’y a pas d’art en soi, intemporel, universel et immuable, pas de critères incontestables de ce qui fait art et de ce qui ne le fait pas.

 

Le mot art est utilisé pour signifier bien des choses différentes, à tort et à travers, sans logique manifeste. Son marché est peu compréhensible hors spéculation et logiques financières. On peut voir dans les expositions à succès des œuvres d’une extrême variété, allant du sublime et au minable, labellisées « art » par leur seule présence dans un temple de la culture. A Paris, les œuvres les plus contemporaines, déroutantes, stimulantes ou décevantes selon les uns ou les autres, qui sont présentées à la Bourse du Commerce – Pinault Collection, voisinent tant avec celles de Beaubourg qu’avec avec l’art classique du Louvre. En cherchant une Idée d’art au sens platonicien, on se fourvoie. C’est excusable - Bergson ne notait-il pas incidemment dans « l’Evolution créatrice » que nous naissons tous platoniciens – à condition ne pas persévérer dans cette philosophie.

 

L’intérêt majeur de l’essai déjà présenté dans le billet précédent (n°11) (‘The Way Beyond « Art »’ traduit en français par ‘Le dépassement de l’« art »’) de l’auteur germano-américain Alexander Dorner est de penser l’art dans un processus évolutif, réduisant son acceptation traditionnelle – l’art du Louvre, celui auquel nous sommes accoutumés allant de l’antiquité grecque au XXème siècle pour faire simple - à un phénomène historiquement et culturellement (essentiellement occidental) situé, correspondant à une étape de ce processus, celle de la pensée rationnelle. D’où les guillemets entre lesquels il place le mot « art ». L’«individu moyen», comme le nomme l’auteur, est désorienté. Il déplore dans le cheminement tardif des arts visuels l'abandon de la perspective « qui lui avait fourni une armature spatiale bien définie, ainsi que la logique narrative qui en est le corollaire ». Il a du mal à admettre la dissolution de la réalité tridimensionnelle. Mais, insiste Dorner, la conception d’un monde à trois dimensions ne fut qu’une expérimentation. A l’époque de l’écriture de l’essai - le milieu du XXème siècle - s’imposait dans les sciences physiques la réalité d’un continuum d’espace-temps quadridimensionnelle. « L’espace était en train de devenir un système compliqué d’espaces aux courbes variées, qui se pénétraient l’un l’autre ». Cela ne pouvait rester sans retentissement sur la création artistique.

 

Les évolutions, transformations, remises en cause se sont succédées en même temps que se transformait notre vision du monde. Dorner distingue dans le processus évolutif des ères auxquelles correspondent des visions de la réalité : l’ère de la mentalité magique que j’ai évoquée dans le billet précédent (n°11), l’ère de la pensée rationnelle et son évolution jusqu’au surréalisme, et depuis lors l’avènement d’une ère nouvelle, construite sur la vision d’une réalité « supra-spatiale des énergies pures » en transformation mutuelle et constante. Dès la période romantique, l’artiste n’adhère plus à l’existence objective d’une vérité immuable et investie d’une forme et d’un contenu déterminés. Il croit plutôt en une force transformatrice d’origine divine qui serait en quête de contenus et de formes toujours renouvelés. En d’autres termes, il essaie de se frayer un chemin plus direct pour rejoindre une conception énergétique du monde. Plus tard le surréalisme fait émerger une nouvelle iconographie et désintègre « les vieux contours et des vieilles couleurs du tableau de perspective. La ligne et la couleur s’émancipent (…) L’œuvre d’art devient une sorte d’hybride : elle demeure le symbole de l’Etre suprême et, par conséquent, de la forme statique ; mais, en même temps, elle tend à exprimer des instincts créateurs encore informes ». Cézanne est pour Dorner le peintre exemplaire de cette hybridation. Il rapporte, en s’appuyant concrètement sur l’exemple du tableau ‘l’Allée des châtaigniers’ que si Cézanne « semblait parfois désireux de restaurer la clarté académique de la géométrie absolue de l’espace et des formes. En pratique il la détruisait, puisqu’il substituait au système tridimentionnel un tout nouveau système de formes abstraites ». Enfin - je saute quelques maillons pour n’être pas trop long – l’art abstrait a ouvert la porte à une réalité nouvelle transcendant toute forme. Il a fait « voler l’espace en éclats » et introduit de la texture, depuis le collage cubiste, détruisant ainsi l’illusion de la surface perspective. « L’art abstrait n’est désormais plus de l’« art », au sens traditionnel du terme, parce qu’il a intégré la vielle polarité de la forme pure et du changement énergétique à la vision pure de la mobilité autonome. L’art abstrait représente véritablement le premier pas vers une interaction nouvelle et beaucoup plus intense entre l’art et la vie ». Dernière citation conclusive : « En ce qui concerne l’esthétique, celle-ci a fait son temps en tant qu’expérience de la forme. Il est tout aussi impossible de poser une norme objective et générale de la beauté qu’il ne l’est de supposer un besoin esthétique invariable ainsi qu’une sensibilité à la qualité, qui s’exprime en des styles infiniment variés mais néanmoins essentiellement équivalents ».

 

Cet essai, parfois brouillon et décousu, peut ne pas convaincre entièrement mais il a l’infini mérite, en sus de décomplexer l’abord de l’art par le profane, en faisant ressortir sa relativité historique et culturelle, de déplacer la façon d’appréhender le problème de ce qu’il est ou n’est pas. Il est moins dans l’œuvre achevée que dans la puissance créatrice dont elle est le produit, moins dans l’aspiration à la beauté qu’elle peut porter ou non que dans la vérité qu’elle atteint. Ce qui importe dans l’œuvre, c’est ce qu’elle exprime. Sans vouloir me répéter, je reprendrai néanmoins une observation déjà faite dans le billet n°10 de cette série au sujet des ‘Peintures noires’ de Goya selon lequel l’objet de l’art n’est plus la beauté mais la tragédie humaine. L’émotion que procurent les corps crucifiés de Bacon ou les couleurs de Rothko n’est pas due à la beauté, quand bien même je reconnais qu’elle participe puissamment, dans d’autres œuvres, du désir qui pousse de lui-même à produire du sens, de la valeur, du nouveau. Ce sont, pour l’essentiel, des forces et énergies participant de l’élan de la vie qui poussent l’artiste à créer.

 

Avec d’étonnants accents bergsoniens, Joseph Conrad disait que l’art séduit une part de nous-mêmes qui ne dépend pas de l’intellect. Bergson, qui pensait que la fonction de l’artiste était notamment de voir ou nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement, a écrit dans « L’évolution créatrice » : « Notre œil aperçoit les traits de l’être vivant mais juxtaposés les uns aux autres et non pas organisés entre eux. L’intention de la vie, le mouvement simple qui court à travers les lignes, qui les lie les unes aux autres et leur donne une signification lui échappe. C’est cette intention que l’artiste vise à ressaisir en se replaçant à l’intérieur de l’objet par une espèce de sympathie, par un effort d’intuition, la barrière que l’espace interpose entre lui et le modèle ». L’art a aussi pour fonction de dire quelque chose de vrai, de nous mettre en contact immédiat avec la réalité.

 

Ce qui ne veut pas dire que toute expression à prétention « artistique » vaille. Même si l’œuvre est sanctifiée par le musée, elle peut être dépourvue d’intérêt. Je récuse le nihilisme artistique courant depuis le XXème siècle. Tout ne se vaut pas. La puissance expressive exige la qualité technique du geste artistique autant que la sensibilité et l’accroissement de la présence accrue au monde, la perception élargie de la réalité, la traduction de l’élan de la vie dans la force créatrice du nouveau.

 

Si je n’erre pas trop, alors il n’y a aucune raison de croire et de craindre que l’Intelligence Artificielle (IA) ne se fasse art. L’IA fonctionnant par interpolation entre ce qui est déjà produit, ne crée pas du nouveau ; elle corrobore de l’existant ; elle est inapte à élargir notre perception, à l’intuition au sens bergsonien. Elle peut en revanche décliner à l’infini du vrai-faux ressemblant, de la belle de la contrefaçon. 

 

Lazare Z (A suivre : clap de fin en vue)

Publicité
Publicité
Commentaires
Philodynamie
  • Un blog qui aborde divers sujets – en vrac : sciences, philosophie, politique, art, société, histoire, etc. - pour s’orienter dans notre monde pressé et compliqué, avec l’intention de conduire la réflexion dans une pratique d’enquête au sens pragmatique, d’appréhender la philosophie comme une activité (d’où l’appellation « Philodynamie »), sans prétention ni esprit de système.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité