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Philodynamie
29 septembre 2023

QU'EST-CE QUI FAIT ART ? 11) Une question mal posée ?

 

hopper4

La question « qu’est-ce qui fait art ? » me laisse décidément perplexe. Les considérations recueillies ou exprimées dans les billets précédents donnent le tournis. Alors même que l’art alimente un marché en plein essor, que des foules se pressent dans ces nouveaux temples que sont devenus les musées, que l’art s’affiche et se produit dans la rue, qu’il s’inscrit mêmes dans les paysages et au bord des autoroutes, que les artistes ou ceux qui se posent comme tels saisissent tous les médias possibles et imaginables pour s’exprimer sinon pour créer, que l’on prétend même y mêler les algorithmes, cette question n’appelle aucune réponse claire et assurée. Les certitudes auxquelles on s’accrochait s’évanouissent, les repères se perdent.

 

Et si la perplexité venait de la question elle-même ? De la façon de la poser ?

 

Man Ray, interrogé sur le point de savoir si la photographie était un art, répondit que c’était sans intérêt. Pour lui, l’art était devenu un concept démodé.

 

Pour Alexander Dorner aussi. Cet ancien directeur du musée de Hanovre, devenu américain après avoir fui l’Allemagne nazie, l’a proclamé en 1947 : l’art est dépassé. C’est la thèse qu’il livre dans son essai : ‘Le dépassement de l’«art »’ (‘The Way Beyond « Art »’), publié en français aux PUF de Paris Nanterre. Remarquons les guillemets intérieurs entourant le mot ‘art’. C’est évidemment intentionnel. Dès les premières lignes, l’auteur nous prévient : « Quelque agressif que sonne ce titre, il échoue pourtant à rendre toute la profondeur et l’intensité du changement survenu dans notre vision du monde, que cette étude essaie de véhiculer. Il eut été plus approprié de l’intituler : Le Déclin de l’espèce de communication visuelle dénommée « art » et l’origine d’une nouvelle espèce de communication visuelle ».

 

La notion d’art telle qu’elle est comprise depuis des siècles, celle que portent encore ordinairement les magazines à vocation culturelle, les expositions à succès et les conversations de salon, est donc, pour cet auteur, inhérente à une vision du mode. Il ajoute plus loin que cet art-là est un « fait transitoire dans l’histoire de l’humanité ».

 

« Ce que nous appelons Art plonge ses racines dans le monde rationnel » affirme Dorner. Il procède d’une « pensée rationnelle » qui cherche une idée derrière tout changement en apparence incessant dans le monde sensible. On reconnaît là l’influence de l’idéalisme évoquée dans le billet précédent (n°10) de cette suite. L’art entre guillemets repose sur une conception idéalisée et essentialisée de la beauté en soi, dont la Forme exprime la puissance esthétique. La vision du monde qui en rend compte dans l’art visuel est la structuration spatiale en trois dimensions, laquelle trouve son couronnement dans la mise au point de la Perspective à la Renaissance. Cette structuration spatiale, alors même qu’elle procède d’une construction, a fini par nous sembler naturelle – la seule possible même ! La stabilité de forme nous rassure. Citons Dorner : « La beauté et l’art sont censés nous soustraire aux soucis de la vie pratique pour nous transporter dans une sphère de calme désintéressement. L’art est, par conséquent, ce qui confirme l’existence de quelque chose qui se tient au-delà des vicissitudes de l’action ».

 

Les quatre concepts de pensée rationnelle, vision en trois dimensions, beauté et art sont, pour Dorner, inséparables. Mais il considère qu’une telle conception d’un art éternel est erronée. Une ère de la pensée magique a, précédé, soutient-il, celle de la pensée rationnelle. Dans l’ère de la pensée magique, « le concept de beauté y laisse place à quelque chose d’efficace d’un point de vue pragmatique (…) Les dessins des grottes préhistoriques, les sculptures égyptiennes, les temples aztèques sont tous efficacement vivants. Ce sont des objets démoniques ; ils agissent. Ils ont été créés dans l’objectif d’influencer activement le cours de la vie quotidienne ou – ce qui revient au même – d’éviter les changements imprévus ». Une vision qui ne se structurait pas en trois dimensions. Les images ou sculptures combinent des vues frontales et latérales.  Il faut, affirme-t-il, appréhender l’art dans un processus évolutif plus vaste et fondamental. Ce n’est pas seulement une aspiration à la beauté qui pousse l’humanité à créer ; ce sont des « forces et des énergies bien plus profondes ».

 

 

A la vérité, ce que je trouve intéressant dans la thèse de Dorner, au-delà de l’analyse de l’art entre guillemets et de certaines des conclusions qu’il en tire et qui peuvent être discutées, c’est la perspective historique dans laquelle cet auteur a placé l’esthétique. L’art dans son acceptation traditionnelle est conçu comme un phénomène historiquement situé correspondant à une étape de notre évolution. Cette analyse fournit une clé pour comprendre le brouillage de la notion traditionnelle d’art. Un brouillage qui est contemporain d’une profonde transformation de notre vision du monde, de la réalité. Cette transformation n’est pas sans rapport avec, entre autres et sans hiérarchie, les révolutions qu’a connues la science au XXème siècle, le développement exponentiel de la technique dans notre environnement, les guerres mondiales, les génocides, la société de consommation, la mondialisation, etc. Une notion d’art qui, de même la vision du monde qui la supportait, est vouée à être dépassée.

 

A tout le moins, Dorner ouvre une voie suffisamment prometteuse pour m’inciter à faire avec lui, dans un prochain billet, encore un bout de chemin.

 

Lazare Z (A suivre)

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  • Un blog qui aborde divers sujets – en vrac : sciences, philosophie, politique, art, société, histoire, etc. - pour s’orienter dans notre monde pressé et compliqué, avec l’intention de conduire la réflexion dans une pratique d’enquête au sens pragmatique, d’appréhender la philosophie comme une activité (d’où l’appellation « Philodynamie »), sans prétention ni esprit de système.
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