QU'EST-CE QUI FAIT ART ? 13) Clap de fin, avec Edward Hopper
Il est temps pour moi de clore cette (trop) longue série de billets sur l’art en revenant à l'image qui m'a servi de signature graphique : le tableau « Excursion into Philosophy » d’Edward Hopper. Celui-ci l'aurait peint en onze jours au cours de l’année 1959. Il avait alors 77 ans. Il ne lui restait plus que quelques années à vivre.
Le livre posé sur le lit serait, ai-je lu à une source oubliée, « Le Banquet » de Platon. Vrai ou faux, peu importe au fond mais j’aime à le croire. Dans ce dialogue que j’ai déjà évoqué dans le billet n°10, la beauté est conçue comme « éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle ». En d'autres termes, le livre serait ouvert à la page où la beauté est hypostasiée en une Idée de la transcendance du Beau en soi émergeant du monde sensible ; les œuvres d'art ne seraient que les ombres projetées sur les murs de la caverne.
Voyez comme le personnage masculin a l’air accablé. Assis sur le bord d’un lit étroit, une sorte de canapé, il est légèrement penché en avant, le regard perdu, replié dans son monde, dans sa solitude, le livre posé – rejeté ? - à sa droite. Il ne prête aucune attention au personnage féminin, allongé derrière lui et qui lui tourne le dos, abandonné au sommeil, les fesses à l'air, dans une position à l'érotisme dégradé. Une muse, son amante ? Etrange, trivial et quelque peu désespérant. Hopper nous suggère une histoire dont il ne nous donne aucun indice d'un possible dénouement. Comme souvent, il donne à voir du réel et de l'imaginaire, du familier et de l'inquiétant. Le peintre apparaît comme absent de son œuvre.
Mais la lumière, jaune, est remarquable. Elle découpe bizarrement deux rectangles sur le sol et sur le mur du fond ; elle irradie aussi à l'extérieur la croupe d'un élément de paysage, haie ou relief d'un champ ? Hopper prétendait n’avoir d’autre ambition que de prendre la lumière du soleil sur un mur. N'est-ce pas, au demeurant, ce qu'il a fait en peignant un autre tableau célébré pour cela : « Sun In An Empty Room » (Soleil dans une chambre vide) ? Une fenêtre, deux rectangles de lumière sur un mur à trois pans ; le sol éclairé lui aussi. Un point de vue improbable. La lumière crée l’espace. La composition est pleinement maîtrisée. Hopper est passé par l’apprentissage rigoureux de l’illustration. Ses tableaux suscitent une fausse impression de facilité ; c'est à peine s'ils suggèrent le pouvoir d’invention de l'artiste à l'œuvre.
Hopper, c'est laisser venir à soi les impressions, les images, les reliefs de sa mémoire, sans préjuger de la beauté ou de la banalité d’un monde dur dont il lui importe de dire la vérité. La mise en scène, épurée et savante à la fois, captive le regard. Non, le mot regard est trop faible, plutôt que le regard sur un objet sensible, c’est l'attention du spectateur, une attention physique et mentale indissociée, qui est retenue. L’œuvre provoque la contemplation et la fait durer comme si le spectateur, aspiré dans le tableau par sa propre sensibilité et peut-être surtout par les échos qu'il fait naître dans sa propre mémoire, dans son vécu et dans ses pensées. Hopper, voyeur impénitent, réussit à faire du spectateur, au moins dans une certaine mesure et durant ce temps de contemplation, le sujet de son tableau.
Et si c'était cela qui fait art ?
Lazare Z (Fin)
Bonus
Cette œuvre est récente (2017). Je l’ai remarquée dans une exposition organisée par une fondation d’art du sud de la France en 2023. Elle est due à un jeune artiste : Jean Claracq, qui vit et travaille à Marseille. Le carton l’accompagnant faisait un rapprochement avec les anciennes peintures flamandes. Sans doute, mais Hopper qu’elle a évoqué pour moi : la fenêtre laissant apercevoir un décor urbain de banlieue, la mélancolie du personnage, enfin l’ordinateur qui, au XXIème siècle, remplace le livre. Jusqu’à son titre « A View from un Apartment » (je veux croire que l’emploi de l’anglais ne sert pas qu’à mieux vendre). Cette œuvre est, comme celle de Hopper, ambiguë. La présence du livre, ouvert à une page où se trouve représentée une enluminure du Roman de la Rose du XVème siècle, est mystérieuse. A chacun d’apprécier…