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Philodynamie
20 janvier 2023

QU'EST-CE QUI FAIT ART ? 2) L'art contemporain à l'oeuvre

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La notion d’œuvre d’art n’a jamais été facile à saisir. Elle est avant tout fonction de l’idée que l’on se fait de l’art. Autant dire que l’on tourne en rond. Traditionnellement, cette notion, dans les arts visuels, s’applique à un objet – tableau, sculpture, photographie, assemblage… – produit d’une création originale en même temps qu’issu d’une culture dont l’artiste est habité ou avec laquelle il entend rompre, susceptible de toucher le spectateur par ses qualités esthétiques, en un mot, par sa beauté. Du moins si l’on accepte qu’une chose ou un phénomène originellement laid puisse accéder, par le geste de l’artiste, à une forme de beauté. Cette définition est sans doute très imparfaite mais elle s’approche de ce qui semble avoir été, et reste dans le grand public, le plus communément accepté. Ainsi conçue, cette notion est, depuis quelques décennies, pour le moins fortement chahutée.

J’imagine que nombre de ceux qui visitent une exposition d’art contemporain dans un des lieux qui lui sont dédiés – par exemple le Centre Pompidou ou la Bourse du Commerce-Collection Pinault à Paris - se posent à un moment ou à un autre la question de savoir si ce qui leur est donné à voir est de l’art. Inutile de faire des complexes de profanes ! Même les observateurs les mieux informés laissent parfois percer leur confusion. Ainsi le critique Michael Archer, après avoir évoqué, dans son livre « L’Art depuis 1960 » (Editions Thames & Hudson, 1998), une profusion sans précédent de styles, de formes, de pratiques et de démarches, exprime ses doutes : « il semblerait que plus nous voyons d’œuvres, moins nous soyons certains de ce qui permet de dire qu’une œuvre est de l’’art’ ».

Le bouleversement ne date pas des années 1960. Il est plus ancien. Rappelons la posture antiesthétique d’un Marcel Duchamp condamnant un art qui serait purement rétinien et soutenant avec aplomb que l’artiste tire de sa seule qualité d’artiste le pouvoir de désigner quelque chose comme étant une œuvre d’art. Et de proposer au public une ‘œuvre’ constituée d’une simple fiole en verre au titre parlant : « 50cc air de Paris 1919 » connue aussi comme ‘Air de Paris’.

Revenons au livre de Michael Archer qui décrit avec une abondance de détails et une précision d’entomologiste les profondes transformations qui ont affecté les arts visuels depuis les années 1960. Il constitue un guide fort utile pour une première incursion dans les formes nouvelles d’expression artistique. Selon Michael Archer : « Au début des années 1960, il était encore possible d’envisager les œuvres d’art comme appartenant à l’une ou l’autre des deux grandes catégories : la peinture et la sculpture. Les collages cubistes, les performances futuristes et les évènements dadaïstes avaient toutefois déjà commencé à ébranler dette bipolarité, et la photographie revendiquait déjà avec toujours plus de force sa place comme médium artistique. Néanmoins, l’idée persistait que l’art consistait en ces produits de la créativité humaine appelés peinture et sculpture. Les années qui suivirent 1960 marquèrent une rupture fondamentale avec ce système de classification. Bien sûr, certains artistes continuent à peindre et d’autres à faire ce que la tradition considère comme de la sculpture, mais ces pratiques prennent désormais place dans un champ d’activité beaucoup plus vaste ». Et j’ajouterais volontiers plus déroutant…

Michael Archer ne recense dans son livre pas moins de 24 mouvements artistiques – dont le Pop Art, le minimalisme, l’art conceptuel, l’Arte Povera, le Land Art, le Body Art, le Nouveau Réalisme et même l’art abject - productifs, essentiellement aux Etats-Unis, secondairement en Europe et seulement marginalement dans le reste du monde – une répartition géographique et culturelle qui interroge – dans le secteur des arts visuels. Une diversité, on peut même parler d’hétérogénéité, due tant aux divergences dans la conception de l’art que de la recherche de nouveaux moyens d’expression. Et un trait commun : la pulvérisation de la conception traditionnelle de l’œuvre d’art sans pour autant que s’impose une autre conception faisant consensus.

L’un des mouvements parmi les plus importants de la période étudiée par Michael Archer est le Pop Art apparu aux Etats-Unis au début des années 1960 avec des artistes dont, parmi les plus connus, Andy Warhol, Roy Lichtenstein et James Rosenquist. Leurs œuvres empruntent leurs thèmes à la banalité de l’Amérique urbaine et utilisent des techniques de la culture visuelle de masse (gros plans de cinéma, technicolor, publicité sur les panneaux d’affichage, télévision, BD). Lichtenstein sélectionnait des images tirées de bandes dessinées. Il les modifiait légèrement pour qu’elles répondent à ses besoins et les reproduisait en grand format. Ses tableaux semblent à première vue conçus mécaniquement mais non sans une touche d’ironie. Les tableaux de Warhol – images sérielles de boîtes de savon ‘Brillo Boxes’ et de bouteilles de Coca-Cola - réduisent l’œuvre d’art à un bien de consommation produit quasi-industriellement pour une économie capitaliste. Warhol n’appelait-il pas son atelier « The Factory » ! Il décrivait en termes de chaîne d’assemblage la manière dont ses assistants l’aidaient à réaliser ses sérigraphies (mais c’est Warhol qui choisissait les images, les couleurs et la façon de procéder). Un art dépersonnalisé, à la fois mécanique et sophistiqué. Au bout du compte, une œuvre d’art vaut le prix qu’un acheteur est prêt à payer. La notion de valeur esthétique perd de sa pertinence.

Avec le mouvement dit de l’art minimal, le contenu artistique fait défaut. Par exemple les sobres constructions en bois d’un Donald Judd, sortes de boîtes peintes pour la plupart en rouge, semblent vides. Un art qui rejette les effets de composition au motif que la composition accentue les rapports internes entre les différentes parties de l’œuvre et diminue ce faisant l’impact de celle-ci dans sa totalité. L’art minimal ne représente rien ni ne se réfère à quoi que ce soit. On ne peut discerner dans l’œuvre de signification. Ou plutôt toute signification dépend de l’expérience de la personne en train de l’observer. D’où le grand nombre d’œuvres ‘sans titre’ puisque l’on ne peut nommer une œuvre sans la subordonner à la chose d’après laquelle elle est nommée. L’un de ces artistes, Franck Stella, disait que son objectif était de produire un tableau qui permettrait à la peinture de paraître aussi belle que lorsqu’elle est dans le pot ! Quant à Donald Judd déjà cité, il avançait qu’une œuvre d’art n’a besoin que d’être intéressante. Soit, mais comment ?

Le mouvement d’art conceptuel a posé une quant à lui une question existentielle. Une œuvre d’art doit-elle revêtir une forme substantielle ou bien peut-elle n’être qu’un ensemble d’idées sur la manière de percevoir le monde ? Doit-il s’agir d’un objet ou de quelque chose de plus évanescent ? Dans l’art conceptuel, toutes les décisions sont prises à l’avance et l’exécution n’a plus guère d’importance. Il n’est pas nécessaire pour l’artiste de toucher les matériaux. C’est l’idée qui compte. Les œuvres ne suscitent pas d’émotions. Daniel Buren, par exemple, se référait à un art impersonnel.  

L’art s’est aussi fondu dans le militantisme faisant de l’expression artistique une forme de protestation sociale ou politique. Par exemple la protestation féministe contre la domination masculine de l’art – historiquement évidente comme en atteste la faible place accordée par l’histoire de l’art et la critique aux femmes. La protestation a pu parfois se traduire par des œuvres où la tradition artistique pouvait y reconnaître la signature de l’art comme la ‘Femme Couteau’ de Louise Bourgeois. D’autres fois, il n’était plus question de tradition avec des performances ‘Body Art’ comme celle de Valie Expot ‘Tapp and Tast Kino’ (cinéma tactile) de 1968 où les passants étaient invités à introduire leurs mains dans une grosse boîte que l’artiste portait devant son buste pour lui toucher les seins nus. Ou encore, plus récemment, la performance « Armor » de Kubra Khademi, plasticienne afghane circulant dans les rues de Kaboul en 2015 recouverte d’une armure accentuant le volume des seins et des fesses. C’est le corps de l’artiste qui incarne le geste militant composant l’œuvre d’art. C’est encore une démarche militante, là pour l’égalité raciale, qui est mise en avant dans la présentation de l’exposition, au musée Picasso en 2023 à Paris, des œuvres de Faith Ringgold.

Finissons avec le mouvement trash illustré par un Mike Kelly en 1987 avec ses bannières colorées portant des messages aussi spirituels que : ‘I am useless to the culture but God loves me’ (Je ne suis d’aucune utilité à la culture mais Dieu m’aime) et ‘Pant shitter and proud. P.S. Jerk off too (and I wear glasses)’ (Merdeux et fier. P.S. Egalement branleur et je porte des lunettes). Nihilisme esthétique ?

Lazare Z (A suivre)

 

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