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Philodynamie
2 janvier 2021

LECTURE ; "De la vraie vie" François Jullien

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Le philosophe et philologue François Jullien, au surprenant parcours d’helléniste et de sinologue, aime manifestement les mots, leur sonorité, leur puissance évocatrice. Citons – écoutons plutôt – l’incipit de son tout récent ouvrage, « De la vraie vie » (2020 Editions de l’Observatoire) : « La vie se tasse, tout comme la terre se tasse. Elle s’entasse de jour en jour sous une lourdeur invisible. Sous une pesanteur qui s’est secrétée d’elle-même et s’accumule : des possibles se sont rétractés qu’on ne peut même plus imaginer… ».

 

Nous passerions sans même nous en apercevoir à côté de la « vraie vie ». Néanmoins il arrive que naisse le soupçon étrange que la vie qu’on vit ne serait pas vraiment la vie, plutôt un faux-semblant de vie, une pseudo-vie. Ecartons d’emblée une fausse piste. François Jullien n’entend certainement pas rechercher le bonheur par une quelconque forme de développement personnel. Le « feel good » n’est pas son sujet, non plus que la sagesse entendue au sens marketing qu’elle a prise dans le sillage de kits de prêt à penser en vogue. Bien au contraire, l’auteur n’a pas de mots assez durs - la « sagesse », comme « pensée molle et sans consistance » - pour stigmatiser la débilité affligeante de ces pseudos-philosophies.

 

L’ambition est autrement plus haute et pour la suivre le cheminement autrement plus ardu. Car le concept de vraie vie ne se laisse pas facilement appréhender. Le lecteur peut même s’en irriter. « De la vraie vie » est un livre qu’il faut lire puis relire, en faisant des pauses de réflexion, en prenant son temps. Lecteur passif, passe ton chemin ! Il faut éviter dans le même temps de se laisser emporter, puis noyer, par le flot des mots que charrie le flamboyant discours de François Jullien. De là qu’il n’est pas aisé de rendre compte succinctement d’une pensée érudite, riche, ambitieuse.

 

On peut toujours essayer en procédant par élagage, c’est-à-dire en écartant ce que l’on pourrait prendre pour la vie mais qui n’est pas la vraie vie, autrement dit la vie ordinaire, la vie normale qui se vit dans son évidence, formatée par l’opinion accumulée, par tout ce qui s’est dit, colporté et sédimenté au cours des âges, une vie toute de conformisme. « Nous nous entendons collectivement à faire semblant de croire à ce semblant de pseudo-vie, comme si c’était la vraie vie ». Un écho à la proclamation de Rimbaud : « La vraie vie est absente ». Ce n’est pas que la vie elle-même serait illusoire mais que l’on a soi-même l’illusion d’être en vie alors qu’en fait, on ne vivrait pas réellement. François Jullien évoque des vies perdues, des vies résignées, enlisées, aliénées, réifiées, dont il donne notamment une illustration par la scène devenue banale, du moins avant la pandémie, d’un couple à la terrasse d’un café dont chacun pianote interminablement sur son smartphone. Dans un face-à-face déserté, ils ont basculé dans un semblant d’intimité, une pseudo-vie de couple. François Jullien y voit le paradigme de l’aliénation contemporaine - une perte de la présence à l’Autre - où la relation indéfiniment extensive que procurent les moyens contemporains de communication ne produit plus que des fac-similés de rencontres. L’aliénation se vivrait désormais dans une passivité qui n’est plus de soumission mais d’adhésion « dont la mainmise, sur la vie est d’autant plus insidieuse qu’elle est distillée et minusculisée dans l’ordinaire, au point qu’on ne la ressent plus ; et même qu’on ne la repère plus ».  Autre image, celle de la longe. La pseudo-vie « reste attachée à ce qui la rassure, comme l’animal, dans le pré du possible, à son piquet ». Elle n’est pas une vie libre.

 

En poursuivant sur un mode négatif - ce que l’on peut s’autoriser en parlant de l’œuvre d’un promoteur du négatif dans le processus constructif - il y a lieu, pour cerner le concept de vraie vie, de rejeter tout jugement de valeur. La vraie vie n’est pas la vie telle qu’elle devrait être. Ce n’est pas la vie idéale, rêvée ou fantasmée. Elle n’est pas à rechercher dans un Au-delà à l’instar de la « vera vita » qu’Augustin d’Hippone, extrapolant Platon, a projetée dans la béatitude divine. La vraie vie se conçoit en cette vie-ci qui, affirme François Jullien, est la seule. Il ne s’agit pas davantage de penser, même si cela nous soulagerait, que la vérité puisse éclairer la vie. La vraie vie ne laisse supposer aucune vérité se constituant à part de la vie pour la diriger. En d’autres termes, l’auteur rejette tout idéalisation de la vie. Observons au passage qu’il rejette parallèlement toute orientation vitaliste se fondant sur une intensification du vital.

 

Il ne faut pas davantage confondre les notions de vraie vie et de vie belle, de vie bonne ou encore de vie heureuse. La vraie vie, à la différence de la vie bonne, n’implique pas de suivre et intérioriser une norme extérieure. Quant à la pensée du bonheur, François Jullien y perçoit une force de déni de la mort et de la violence. Pour lui, la vraie vie ne commence que lorsqu’on a su percer à jour ce déni, alors pourtant que l’on a tant besoin du confort de l’aveuglement ! Quand on n’est plus dans le déni, on peut tenter de vivre, en se débarrassant de la non-vie.

 

Mais alors, qu’est-elle cette vraie vie ? Avouons que comprendre la pensée de l’auteur n’est pas chose aisée. Comme pour une ascension en montagne, commençons par une marche (intellectuelle) d’approche, une progression qui donne parfois l’impression de tourner en rond, en retournant dans le négatif, car François Jullien nous dit que la pensée de la vraie vie ne se conçoit que par opposition interne à la non-vie ; qu’elle ne donne pas à choisir quelle serait la juste conception de la vie ; qu’elle n’a pas à proposer une quelconque vision du monde avec ce qu’elle comporterait de construit et d’arbitraire ; qu’elle se suffit de sa seule opération de découvrement ; qu’elle ne se définit qu’en dénonçant sans répit ce qui dans la vie telle qu’on la vit n’est que semblant de vie. Si elle ne requiert pas de croyance, pas d’adhésion, c’est que son effort n’est pas d’adéquation mais de résistance en rouvrant un écart vis-à-vis de ce qui ne cesse de rabattre la vie.

 

François Jullien le dit encore en d’autres termes : la vraie vie consiste dans le découvrement même, « dans cet effort incessant pour défaire et retirer, à tout instant, activement, en cours de vie, ce qui dissimule, réduit et falsifie la vie ». Vivre et penser impliquent l’un et l’autre de déborder des cadres imposés, de la pensée comme de la vie, pour atteindre, avec la médiation de la pensée, l’immédiat du vivre. Et d’arriver à cette conclusion qu’il ne faut pas espérer de définition positive de la vraie-vie car se serait alors lui conférer à nouveau une essence qui ferait retomber dans la métaphysique et resservir une version de plus du Paradis. La vraie vie ne serait finalement qu’un concept « minimalement métaphysique », car ne se laissant pas réduire à l’empirique, mais sans faire appel à un autre monde.

 

C’est cette attitude philosophique que je trouve intéressante, qui emporte que la vraie vie ne se puisse définir que par résistance aux faux-semblants de la vie courante. Se penser en résistance ; tenter de penser comme tenter de vivre. C’est survivre : nous maintenir en vie (sens vital) et d’être effectivement vivant (sens existentiel). La notion de vraie vie exprime une tension, une dynamique, une exigence. Ce que François Jullien résume dans une formule choc : le concept de vraie vie est un « concept de combat ».

 

Il reste à comprendre le processus susceptible de conduire à cette attitude philosophique. Regarder la mort en face, ou peut-être aussi affronter un évènement catalyseur par l’ébranlement émotionnel qu’il provoque, pour commencer. François Jullien nous dit qu’un clivage entre nos vies s’opère par dissociations silencieuses, par écart progressif, jusqu’à l’écart critique laissant apparaître la possibilité d’une autre vie, d’exister (se tenir hors - ex-sistere, se tenir hors de soi à la rencontre de l’Autre, devenir disponible - l’auteur est philologue). En désenlisant la vie, on active sa capacité d’existence. On peut à cet égard renvoyer à un précédent ouvrage récent de François Jullien « Une seconde vie » dont « De la vraie vie » reprend, développe et approfondit le thème, les concepts, la dynamique. Voir sur ce blog le compte rendu de lecture de cet ouvrage : « Une seconde vie ».

 

Ce n’est en définitive que la main un peu tremblante que l’on évoquer quelques interrogations ou doutes sur les limites de l’exercice. François Jullien aborde la philosophie par la philologie, une méthode dont l’étroitesse et l’excès spéculatif peuvent ne pas entièrement convaincre. A cet égard, les concepts philosophiques de découvrement, d’écart, de dé-coïncidence qui ponctuent ses livres, ou encore l’opposition de l’essentialisme porté par les langues européennes et de l’orientation processuelle de la langue chinoise renvoient à la source philologique de son parcours philosophique. L’auteur, mais cela n’est peut-être dû qu’à une mauvaise compréhension, donne parfois l’impression de tomber dans ce qu’il veut apparemment éviter : une métaphysique de la vraie vie. Son vocabulaire conceptuel étourdissant ne facilite pas l’appréhension du processus de l’écart. S’il faut dévier de la vie ordinaire, comment ce décalage pour tenter d’accoster à la vraie vie ne se retournerait-il pas en dévoiement, ratant la vie ? Ce livre n’est sans doute qu’une étape dans le travail de construction d’une pensée originale. On aimerait que François Jullien élargisse son champ de réflexion au-delà de la philologie, par exemple en s’intéressant aux recherches aux sciences cognitives, aux technologies contemporaines, à l’intelligence artificielle, voire à la philosophie politique … comment ça marche la résistance ?

Lazare Zetetikos

 

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