Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Philodynamie
10 avril 2021

LAZARE EN POLITIQUE (9) : Peuple mythique

people-309097_1280

Le précédent, le huitième, de cette suite de messages de réflexion sur la démocratie (cf. Lazare en politique (8) La démocratie libérale perd-elle le sens de la démocratie ?) s’est conclu sur une interrogation : la crise que connait la démocratie libérale ne pourrait-elle trouver d’exutoire que dans la tentation populiste ? Question à la mode sans doute. Mais de quoi parle-t-on ? Populisme est un mot « en caoutchouc », une notion douteuse, écrit Pierre Rosanvallon dans un ouvrage remarquable d’information et d’intelligence : « Le siècle du populisme » (Edition du Seuil 2020). L’auteur y analyse très finement le phénomène du populisme ; il en fait l’anatomie pour en faire la théorie. C’est si bien fait et si clair qu’il l’on ne saurait trouver mieux que de s’en inspirer.

 

Populisme : le mot dérive du latin populus, le peuple. Le peuple est souverain en démocratie. Soit, mais qu’est-ce que « le peuple » ? Certains vont jusqu’à récuser cette notion qui serait trop obscure pour être opérationnelle. Ainsi pour Martin Gurri, ex-analyste de la CIA reconverti dans l’analyse grand public du monde actuel, auteur d’un essai – « The Revolt of the Public and the Crisis of Authority in the New Millenium » non traduit, le peuple n’est qu’une abstraction de philosophie politique. Il préfère la notion de public. Le public, ce n’est pas le peuple, ni la foule, ni les « masses » chères aux marxistes-léninistes du XXème siècle.

 

A cette obscure incertitude, Paul Valéry s’était déjà heurté, il y a près d’un siècle, dans « Regards sur le monde actuel » : « Le mot peuple (…) avait un sens précis quand on pouvait rassembler tous les citoyens d’une cité autour d’un tertre, dans un Champ de Mars. Mais l’accroissement du nombre, le passage de l’ordre des mille à celui des millions, a fait de ce mot un terme monstrueux dont le sens dépend de la phrase ou il entre ; il désigne tantôt la totalité indistincte et jamais présente nulle part ; tantôt le plus grand nombre, opposé au nombre restreint des individus plus fortunés ou plus cultivés ».

 

Quant à Pierre Rosanvallon, il évoque une oscillation entre deux versions du peuple. D’une part, une version plutôt abstraite et juridique de peuple-corps civique, celui de l’adresse - « We the People » - de la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique de 1776, comme de la formule qui ouvre la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 - « Les Représentants du Peuple Français constitués en Assemblée nationale… ». D’autre part une version concrète, parlant aux sens, du peuple social, réel, qui a pris la Bastille et érigé des barricades. C’est ce dernier que les marxistes identifièrent au prolétariat mais qui est devenu introuvable après l’épuisement de leur doxa. Un peuple que ressuscitent les idéologies populistes, de gauche (voir notamment Chantal Mouffe « Pour un populisme de gauche » Albin Michel 2018) ou de droite. Rejetant l’analyse en termes de classes, elles proposent de refonder à leur manière la démocratie sur un clivage radical et existentiel dans la société, confrontant ceux d’en bas - Nous, les gens, le peuple - à ceux d’en haut - Eux, les élites, la caste oligarchique, le système.

 

Dans le face à face du « Eux » et « Nous », Pierre Rosanvallon ne voit pas seulement une opposition d’intérêts. Il considère qu’elle « a également une dimension instinctive, reposant sur l’appréhension d’une distance, d’un mépris, d’une absence de compassion ». Une énergie des affects que les populistes utilisent pour mobiliser le peuple imaginé comme authentique dans sa dimension identitaire, ceux d’en bas, les anonymes sans importance, vertueux, travaillant dur pour vivre, antithèse des élites profiteuses du capitalisme international, technocratiques, tenantes d’un multiculturalisme mondialisé et, pour finir, corrompues à tous les sens du terme. Les populistes s’inscriraient ainsi dans une perspective de régénération démocratique nécessaire pour restituer au peuple le pouvoir confisqué.

 

Cette restitution au peuple du pouvoir passe par la médiation/représentation d’un l’homme ou d’une femme-peuple. Une personne en qui s’identifie le Peuple-Un – en excluant les élites honnies bien sûr. La voix du peuple. « Je suis votre voix !» s’exclamait Donald Trump lors de son discours d’investiture devant la Convention républicaine le 22 juillet 2016, reprenant ainsi sans le savoir le principe d’incarnation invoqué par notre Napoléon III national au 19ème siècle. L’homme ou la femme providentiel peut, selon les pays et les versions populistes, revêtir différents oripeaux constitutionnels ou encore avantageusement s’abriter derrière un paravent comme le montre cette toute récente déclaration d’un certain Zhang Yesui, présentant le programme de travail de l’Assemblée populaire chinoise : « Le parti communiste n’a pas d’intérêt spécifique, il est au service du peuple. Le peuple dirige le pays » (cité dans le journal le Monde daté du 6 mars 2021. Et le pouvoir chinois d’en tirer les conséquences pour Hong-Kong…

 

S’inscrit aussi dans la restitution du pouvoir au Peuple une apologie de la démocratie directe, conçue comme seule à même de permettre l’expression spontanée et immédiate – sans déformation par un système représentatif capté par les élites - du peuple. D’où le culte du plébiscite jadis, du référendum désormais. Dans la polarisation de la démocratie : l’unanimité du peuple – la communauté de ceux d’en bas, foin des partis politiques ! – à construire contre ceux d’en haut exclus de cette communauté-là. Dans l’élimination du débat au profit de l’adhésion, favorisée par le ressentiment, la primauté de l’appel à des passions négatives (stigmatisant ceux d’en haut, les pourris, les immigrés, les homosexuels, les autres, au choix…) plus ou moins habilement aiguisées. Dans la mise au pas, ou à l’écart, ou le phagocytage des contre-poids au pouvoir absolu du peuple, notamment les cours de justice, les autorités de régulation, les universités rétives, les media, bref de ceux attachés à leur liberté d’expression et/ou qui ont pour mission de rappeler et de faire appliquer le Droit.  

 

Il y a bien longtemps, dans son « Discours de la servitude volontaire », Etienne de La Boétie notait, dans son langage du XVIème siècle, que le « populaire » est « soupçonneux à l’endroit de celui qui l’aime, et simple » – simple : comprenons naïf ou idiot en langage contemporain, « con » aurait dit Georges Frêche (cf. le 1er et 2ème de cette suite de messages dans ce Blog) – « envers celui qui le trompe ».

 

Du peuple introuvable au peuple mythique. Un miroir aux alouettes ? Oui, mais quoi de plus efficace, en politique, qu’un bon mythe fondateur ?   

 

(Lazare Z / A SUIVRE)

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Philodynamie
  • Un blog qui aborde divers sujets – en vrac : sciences, philosophie, politique, art, société, histoire, etc. - pour s’orienter dans notre monde pressé et compliqué, avec l’intention de conduire la réflexion dans une pratique d’enquête au sens pragmatique, d’appréhender la philosophie comme une activité (d’où l’appellation « Philodynamie »), sans prétention ni esprit de système.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité