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Philodynamie
19 juin 2020

LECTURE : "POUR UN CATASTROPHISME ECLAIRE" de J-P DUPUY

 

IMG_20200502_095336En ce temps indéfini de pandémie coronavirale, je recommande la lecture d’un petit livre au titre évocateur : « Pour un catastrophisme éclairé ». Disons d’emblée que ce catastrophisme-là s’inscrit dans une perspective d’action comme le suggère le « Pour » du titre – ce n’est pas du Cioran – et qu’il a pris un peu de bouteille. Le livre a, en effet, été publié en 2002, aux éditions du Seuil. Une première version en avait été présentée le 1er mars 2001 par l’auteur dans le cadre d’un séminaire « Risques » du Commissariat du Plan de l’époque.

 

L’auteur, Jean-Pierre Dupuy, est un ingénieur devenu philosophe, professeur à l’université de Stanford, en Californie. Son nom est parfois associé à la « collapsologie » ou science (?) de l’effondrement (cf., entre autres, le livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens : « Comment tout peut s’effondrer » Le Seuil, 2015). Le thème de la catastrophe y invite. Mais chez Dupuy, le catastrophisme est « éclairé », rationnel et volontariste. Au demeurant, Jean-Pierre Dupuy a pris ses distances avec la collapsologie dans le magazine « Philosophie » de février 2020 (n°136). Il indique qu’il s’en sépare sur deux points : le rapport au temps et la compréhension des systèmes complexes. Deux axes de réflexion qui peuvent nous servir de clés d’entrée dans un ouvrage auquel fait un peu défaut l’ordre et la clarté pédagogiques. Bref, la lecture de « Pour un catastrophisme éclairé » n’est pas toujours très aisée. Cela étant, sa substance vaut la peine de l’entreprendre.

 

Le catastrophisme éclairé, insiste Jean-Pierre Dupuy, est d’abord une attitude philosophique, une manière de penser le monde et le temps « qui fait fond sur la temporalité de la catastrophe ».

 

Dans un chapitre introductif, l’auteur évoque une réflexion de Bergson lorsqu’il a appris la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France en 1914. La guerre lui apparaissait, avant cette déclaration, tout à la fois comme probable et comme impossible. En d’autres termes, sa possibilité, « qui ne précède pas sa réalité, l’aura précédée une fois la réalité apparue ». Et Jean-Pierre Dupuy d’en tirer la leçon suivante en matière de catastrophes : « C’est bien là la source de notre problème. Car s’il faut prévenir la catastrophe, on a besoin de croire en sa possibilité avant qu’elle ne se produise. Si, inversement, on réussit à la prévenir, sa non-réalisation la maintient dans le domaine de l’impossible, et les efforts de prévention en apparaissent rétrospectivement inutiles » Le possible ne préexiste pas à l’irruption de l’évènement dans le temps. On ne se projette généralement pas dans la catastrophe. On n’y croit vraiment qu’une fois qu’elle est advenue. Si l’on entre dans cette aporie, on comprend mieux que la dimension catastrophique de la pandémie de covid-19 nous ait sidérés et que nos gouvernants, la tête ailleurs dans les années mais aussi les semaines qui ont précédé la prise de conscience, aient été, comme nous, si impréparés et désemparés. Bien que gouverner, ce soit prévoir, dit-on…

 

Le catastrophisme éclairé, partant d’une interprétation fataliste du cours des choses, consiste à se projeter dans l’après-catastrophe. Ou plutôt à faire ses meilleurs efforts à cette fin. Jean-Pierre Dupuy y invite en se confrontant à la pensée du philosophe Hans Jonas, l’auteur de : « Le Principe Responsabilité » (1979, dont une traduction en français a été publiée en 2013 aux éditions Flammarion, collection Champs/Essais). Il n’est ici pas envisageable d’entrer dans cet essai complexe qui fait évoluer l’impératif kantien – « Agis de telle sort que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle » - en nous exhortant à prendre en considération les effets ultimes de notre action sur la survie de l’activité humaine dans l’avenir. Ce qui intéresse Jean-Pierre Dupuy est le rapport paradoxal au temps que Hans Jonas met en valeur. L’excès de notre puissance sur notre capacité à prévoir les conséquences de nos actes nous oblige moralement à prévoir l’avenir et nous rend en même temps incapables de le faire. Pour sortir de la contradiction, Jonas se place d’emblée au pôle de l’avenir, dans une boucle qui relie le présent à l’avenir et l’avenir au présent. Jean-Pierre Dupuy, nous dit que c’est « l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde et justifie la posture catastrophique ».

 

L’autre clé d’entrée dans le catastrophisme éclairé est la réflexion, issue des travaux d’Edgar Morin (« La Méthode »), sur les systèmes complexes. Les tenants de la théorie de l’effondrement recourent aussi à l’idée de système complexe mais Jean-Pierre Dupuy affirme aujourd’hui, dans le numéro de « Philosophie » cité plus haut, qu’ils n’y ont rien compris, confondant complication et complexité. Pour eux, tout système complexe serait destiné à s’’effondrer. Mais ils ont négligé un aspect essentiel : celui de la stabilité et de la résilience des écosystèmes, de leur résistance aux chocs et aux agressions. La vulnérabilité n’exclut pas la résilience. Et il faut envisager l’incertain, l’accident, l’aléa… Une philosophie de l’action n’est pas de l’ordre de l’illusion.

 

Le chemin est ardu. Comme l’a observé Jonas, nous ne sommes naturellement préparés ni émotionnellement ni cognitivement à accorder un poids de réalité suffisant à l’inscription de la catastrophe dans le futur. Il faut travailler à une simulation rationnelle de la peur de la catastrophe, l’anticiper. Jean-Pierre Dupuy, emploie même le mot de « ruse ».

 

Le catastrophisme éclairé est affaire de raison, où il faut se tourner vers l’avenir pour le faire rétroagir sur le présent, une philosophie de l’action pour faire en sorte que l’avenir catastrophique, bien qu’inéluctable, n’ait pas lieu. Faire comme si la catastrophe était une fatalité afin que l’inéluctable ne se produise pas, tel est l’impératif.

Lazare Z

 

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